« Vit-on ailleurs que dans la forêt de ses folies mal guéries de l’enfance ? » Pascal Jardin


« La civilisation commence lorsque l’homme domine ses pulsions. »
Bernard Maris
, "Et si on aimait la France"



« Plus je vieillis moi-même, plus je constate que l’enfance et la vieillesse, non seulement se rejoignent mais encore sont les deux états les plus profonds qu’il nous soit donné de vivre. L’essence d’un être s’y révèle, avant ou après les efforts, les aspirations, les ambitions de la vie… Les yeux de l’enfant et ceux du vieillard regardent avec la tranquille candeur de qui n’est pas encore entré dans le bal masqué ou en est déjà sorti.
Et tout l’intervalle semble un tumulte vain, une agitation à vide, un chaos inutile par lequel on se demande pourquoi on a dû passer. »
Marguerite Yourcenar, Archives du nord page 202


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Sommaire
1- Avant-propos                                           p 3
2- Violette et Jean-François                   p 4
3- Le présent indicatif                               p 11
4- Les ombres du passé                            p 16
5- Violette et le jardin des souvenirs  p 20
6- Jean-François                                         p 26
7- Du côté de Vermont                              p 29
8- La clé des chants                                   p 31-35

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Le mari de VioletteAvant-propos
On ne peut pas parler de "bilan" à propos de celui qu’on ne connaît que sous le nom de « Mari de Violette », comme si son identité s’était effacée peu à peu dans l’érosion du temps et les sinuosités de son parcours.

Ce récit s'apparenterait plutôt à des notations en forme de points de repères, quand tout semble joué et qu'il faut bien continuer, autant de jalons nécessaires  dans le fourmillement des petits événements du quotidien, de ce qui s'était passé, de ce qu’il avait voulu, de ce qu’il avait supporté, de ce qu'il n'avait pas su saisir, sans qu’il puisse vraiment faire la part des choses, dissocier le voulu du subi, la volonté du fortuit.

Un travail intérieur souvent nécessaire paraît-il, à certains moments de la vie, dans la veine des "Mémoires intérieurs" d’un François Mauriac, qui l’avaient marqués à l’époque -oh, ça fait si longtemps- mais lui, le « mari de Violette » n’évoquait jamais ses lectures comme le docte prix Nobel qui écrivait alors « Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es… »

Toute sa vie, il est resté collé au concret, privilégiant le "faire" comme quelque chose de naturel, univers qu’il avait eu sous les yeux dès son enfance. Puis il avait renoué avec son temps intérieur, puisé dans les gestes ancestraux qu’il retrouve dans le travail de la terre et les liens d’une communauté rurale,  un ouvrier qui sait qu’on est avant tout, et aux yeux des autres d’abord, ce qu’on a fait, que le concret prime sur le reste et qu’il pourrait écrire « Dis-moi ce que tu as fait dans ta vie, je te dirai qui tu es… »
Jamais « ce que tu as fait de ta vie ». Trop compliqué, trop intime. 


Il aurait pu être appelé "le maçon de Lyon" comme certains le nommaient au début, celui qui, la retraite venue, s'était installé dans l'ancienne laiterie de la commune, passant son temps à la retaper, mais il était resté sans qu'on sache trop pourquoi, le « mari de Violette », figure floue venue d’ailleurs, de la grande ville dont on méfiait un peu ici. 

Qu'en est-il alors de ce constat que fait Philippe Delerm dans son "Journal d'un homme heureux" : « Pour les plus anciens, le temps libre devient souvent dilution des tâches, étirement à l'infini de ce qu'il y a de moins intéressant. »

A travers ce récit, on voit comme dans les veines imprimées d'un vieux bois, un destin sans grand relief, plutôt linéaire et sans grandes fractures, dans la mesure où, comme je l'écrivais dans un autre contexte, il s'inscrit dans « le roman auto-fictionnel en tant que récit éclaté en multiples fragments. »
Voici, selon le « mari de Violette », quelques-uns de ces fragments.



Le mari de Violette
Violette et Jean-François


« La littérature sert à exprimer le mystère de notre présence au monde. » Roland Barthes

Aujourd’hui, Violette est de mauvaise humeur, surtout contre son fils qui critique tout selon elle, son fils unique qui ose la contester. Le lui faire remarquer serait une mauvaise idée, une incongruité digne de provoquer son courroux.  Le mari de Violette ne s’y risquerait certes pas.

Conflit classique de générations sans doute. Mais en plus, cette impression qui le chagrinait, cette impression de tout avait changé, que les jeunes vivaient autrement, concevaient la vie autrement. Ce dialogue de sourds entre Violette et leur fils Jean-François le fatiguait. Ce qui compliquait parfois les rapports avec sa femme.

- Changer la vie, changer la vie ! Mais qu’a-t-il donc ce gosse à vouloir que tout change ?
- Tu voudrais toujours qu’il fasse comme tu veux.
- Il doit tenir de ton père, toujours à courir par monts et par vaux avec sa musique… et        ton oncle aussi, ce bon à rien qui dit des horreurs sur cette société dans laquelle il vit pourtant à son aise.
- Laisse ma famille tranquille, elle n’y est pour rien si le petit peine à trouver sa place dans cette société ; pense plutôt à l’éducation que tu lui as donnée. L’a-t-on vraiment bien préparé à faire face aux difficultés des jeunes d’aujourd’hui ?
- Oh, si je n’avais pas été là !
- Que connais-tu donc de leurs aspirations, donneuse de leçons ?

Ce qui énervait Violette, c’est qu’il parvenait toujours à lui donner raison ou à lui trouver des excuses. Toujours tous les deux contre elle. Que feraient-ils sans elle et sa vigilance inquiète ?
Il haussait les épaules, répondait ou ne répondait pas selon son humeur.
.
- Toujours à le couver, ma chérie, à lui passer ses caprices et après à lui adresser des reproches parce qu’il n’en fait qu’à sa tête. Eh bien non, il ne subit plus ton influence et ça te désole. Je peux le comprendre, ma chérie, mais c’était inéluctable. Ah, les mères sont terribles !  

Cette façon, surtout dans leurs querelles, de l’appeler « ma chérie » horripilait Violette. Et en plus il comprenait… fieffé donneur de leçons lui-même !

- Tu ne vas pas encore radoter…
- Je suis simplement conscient de l’évolution et de la difficulté de s’y adapter, surtout pour les jeunes ; pour nous, c’est trop tard bien sûr et on fait avec, on s’accommode. Notre tour est passé.
- On dirait vraiment que notre époque est particulière, comme un avatar de l’histoire alors que ce qui se passe est de tout temps. Moi, je l’ai élevé comme j’ai été élevée, avec les valeurs que m’ont transmises mes parents.
- Tu vois bien quelle influence néfaste tu exerces sur lui avec tes idées toutes faites. Comment veux-tu qu’il réagisse autrement ? Il ne te demande pas de le comprendre, simplement d’accepter, de l’accepter tel qu’il est.

Il était prêt à beaucoup de mansuétude pour Jean-François, ce fils né sur le tard pour qui il avait des faiblesses qu’il aurait sans doute reprochées à un autre.

- C’est toi qui lui mets en tête ces idées. Étonne-toi qu’à la fac il fasse le coup de poing. Plains-toi qu’il faille  ensuite soigner ses bosses et son moral. Toujours prêt à se mettre en avant et supporter les conséquences. Et les études passent après.
- Qu’en sais-tu, tu n’y assistes pas. Laisse-le tranquille, crois-moi. Toujours à râler pour rien. Tu l’étouffes. Un jour ou l’autre, il partira et moi je t’en voudrai. Arrête de souffler le chaud et le froid et de le couver. Ah, avec les femmes que c’est compliqué !
- Qu’est-ce que tu en sais ; comme si tu en avais connu un régiment !
- Pas la peine, mon petit panel personnel m’a suffi pour me faire ma religion sur le sujet.

Sa religion, tu parles… pensait Violette, il changeait de sujet quand ça l’arrangeait, il parlait en général, dans l’absolu sans avoir conscience des réalités. Elle au moins avait les pieds sur terre. Oh, elle le connaissait bien depuis le temps qu’elle le pratiquait. Cinquante ans de mariage à frotter leur caractère. Et voilà qu’il dissertait à présent sur la condition féminine, Violette par-ci, Violette par-là, beau sujet de thèse !


Elle trouvait qu’il avait vieilli : moins d’allant, moins d’envies, toujours fourré dans son jardin à sarcler, désherber, arroser… à s’éreinter. La retraite peut-être… Elle le sentait en retrait, prenant du recul, regardant autant e lui d’un œil détaché comme un spectateur.
Il trouvait qu’elle se dispersait avec son petit cercle d’amies toujours sur la brèche, toujours à se dévouer et à proposer comme si, depuis la retraite, elle voulait s’étourdir d’activités, plus active qu’avant leur installation ici.
Car il y avait au avant et un après.

- Moi aussi, tu me surveilles, c’est comme le gamin. Une manie. Tiens, je retourne au jardin voir pousser mes salades, ça vaudra mieux que d’écouter tes sornettes.
- Tu te défiles, n’est-ce pas. Si elles pouvaient parler tes salades, on en apprendrait de belles.
- Tu t’en fiches bien de mes salades et de mon jardin.
- Pas du tout. D’ailleurs tu es bien content que je t’aide parfois.
- Dis pour toi, c’est quoi changer la vie ?

Regard en coin. Typique de l’esprit en escalier qui passe d’un sujet à un autre. Bien sûr qu’elle ne répondra pas à cette question qui n’en est pas une, simple dérivatif pour l’énerver. Bien sûr qu’elle va tourner les talons en haussant les épaules.

Á quoi pense-t-il le père, penché sur ses arceaux de semis, pétrissant entre ses doigts cette terre qu’il  travaille avec tant d’attention, qu’il amende patiemment année après année ? Tant d’amour mais pour si peu finalement. Devenir légume parmi ses légumes alors qu’après lui personne ne s’occupera de son précieux jardin. Personne pour prendre le relai. Cette idée lui traversait parfois l’esprit. Un sentiment d’impuissance devant la transmission impossible de cette expérience acquise si durement et sans grand objet maintenant. Il regarde ses mains calleuses, reflet de son activité, mains ouvertes, mains offertes où le savoir inutile coule comme une mauvaise eau.

Il remue ces pensées tout en travaillant, piochant, sarclant, amendant, actions machinales qu’il exécutait de façon quasi automatique. Gestes ancestraux appris du père en le regardant faire et refaire tant de fois, un rapport au temps si naturel, la puissance, l’évidence des contingences. Évidemment, il y avait Violette et son babillage, ses certitudes, ses allers et venues pour des riens, ses commentaires quand elle le prenait à témoin et se parlait à elle-même. 

En général, il est bon public et s’inquiète vite de ses absences. Il y a cette vie qu’elle tient à bout de bras avec une volonté et un naturel désarmants, ses façons qui parfois l’insupportent, l’émeuvent et le rassurent. Une vie à fleur de peau qu’il n’a jamais regrettée. Il y a ce fils mal à l’aise dans sa carcasse, qui ne sait pas encore quoi faire de sa vie –mais le savait-il vraiment lui aussi au même âge ?- leur principal sujet de conversation. Avec Violette, ils s’entendaient d’un simple regard, la tendresse remplissait leur espace.

C’était leur mystère songeait-il, quelque part entre eux, dans cette part où leur fils s’était glissé pour qu’il fasse partie d’eux, mystère de l’air qu’ils respirent et qui lui semble parfois différent, respiration du temps pour les siècles écoulés, la scansion des moments qui leur appartiennent, cette mémoire duelle qui fait leur complicité, une connivence qui signifie communion, rires et sourires quand reste surtout une certaine nostalgie des moments entre parenthèses, le geste esquissé ou la parole prononcée qu’on attend, juste quand il faut. L’impondérable de ce qui les rattache malgré les flux et reflux de l’existence.

« Comment avez-vous fait pour traverser la vie si simplement, avec ce naturel si désarmant qui vous va si bien » demandait sa cousine, cet oiseau d’Anne-Marie, chaque fois qu’ils se voyaient, s’extasiant sur la solidité de leur couple.

Il se releva le dos douloureux, écrasa encore quelques doryphores égarés sous la semelle de sa chaussure de jardin, un regard bienveillant sur son domaine, sa serre, sa cabane, un antre à nul autre pareil où il se sentait si bien, si libre, encore plus que dans la maison. Á peine avait-il regagné son banc pour souffler quelques instants, pour rêver, que son fils vint s’asseoir à ses côtés. Initiative trop rare pour lui.

- Hem, grogna-t-il, ta mère t’a encore  fait la leçon, n’est-ce pas ? Depuis le temps tu devrais être habitué. Elle voudrait que tu trouves ta place, elle voudrait que les choses aillent plus vite et que tu ais une vie plus stable. Elle voudrait… Les femmes ont besoin de certitudes, tu sais.

Jean-François haussa les épaules en signe d’approbation, en signe d’impuissance aussi. Que pouvait-il lui répondre sinon le classique « c’est ma vie, » ce qui avait pour effet d’exaspérer encore davantage sa mère. Il lui échappait, bien sûr et à travers lui, c’était un peu sa propre vie qui lui échappait comme une eau qu’on veut retenir mais s’écoule inexorablement.

- Vois-tu mon petit -expression idiote il le savait mais il ne pouvait s’empêcher de l’appeler ainsi- ma vie est là désormais, sur cet arpent de terre qui est tout mon univers. Au rythme des saisons, la résurrection printanière, la torpeur estivale, le déclin automnal, le sommeil hiémal, tout y est; la boucle est bouclée.

Chaque saison est bien dessinée, qui module le temps et le relie à l’espace.  C’est l’harmonie que j’ai trouvée et que je te souhaite d’atteindre. Oh, sous une autre forme bien sûr, à chacun sa façon de tracer sa route. Il y faut du temps, de l’expérience… et le vouloir vraiment.
Il lui montra le ciel, le soleil à demi caché par un nuage gris haut perché dont un rayon venait lécher le banc, laissant tout un pan de la cabane dans la pénombre.

- Quand le soleil atteint le banc, je sais qu’il est à peu près midi. Je vis un peu comme tes aïeux maintenant, à leur rythme. Avec l’âge, la vie se rétrécie et l’espace aussi, comme si l’on passait peu à peu d’une grande maison à une petite chambre. Mon jardin, c’est ma peau de chagrin qui rétrécit au gré de mes forces.

Jean-François ne trouvait rien à dire, surpris des confidences du père, un peu inquiet quand même, aveu inachevé peut-être lourd de sens. Lui n’avait guère connu que la ville, univers géométrique des hommes, l’odeur des égouts ou des gaz d’échappement l’incommodait moins que celle du fumier. Il ne connaissait des arbres que les essences urbaines, des peupliers et des érables, les platanes de la grand’place et leurs larges feuilles qui volaient de partout en automne, s’étalaient le long des immeubles ou s’amassaient dans tous les recoins. Pour lui, la pluie c’était des odeurs fortes de goudron qui remontent de l’asphalte ou la neige sale qui encombre et qu’on pousse dans le caniveau.
Plus loin, en haut de la large avenue rectiligne, la nature revenait timidement avant de triompher dans les jardins ouvriers.

Au printemps, les arbres, surtout les platanes les peupliers qui dégorgeaient leurs chapelets de fibres cotonneuses si légères qu’elles voletaient dans l’air, prenaient un malin plaisir à exhaler leurs graines, à expulser avec volupté des volutes de pollen qui chatouillaient les bronches de passants qui éternuaient, toussaient, crachaient et prenaient des trognes d’ivrognes. Vengeance de ces arbres plantés en rang d’oignon et cerclés de fer. « Des arbres domestiques, raillait le père, qu’il faut parfois traiter car ils ne savent même plus se défendre tout seuls. »

Ces arbres lui paraissaient incongrus, déplacés dans un univers urbain, comme ces paysans transplantés brusquement dans l’univers vertical des ZUP et le domaine confiné du travail à la chaîne. Comme cet homme qu’il avait bien connu, arraché à sa ferme, parachuté dans une forge puante et suante, sans qu’à l’époque qu’il prît la mesure de l’indicible détresse qui perlait de son regard.
Mais que pourrait comprendre Jean-François à tout ça mon dieu, lui qui vit une toute autre expérience ? 

Violette les ramena à la réalité en criant sur le seuil de la maison, les mains en porte-voix : « Tu couperas une ou deux salades pour le repas de midi. »

Le père se pencha sur le carré de salades, préleva quelques jeunes plants de frisée pour l’éclaircir et, après un minutieux examen, coupa net une grosse laitue avec son couteau de jardin au bout crochu, qu’il gardait toujours dans sa poche, comme son père qui glissait son mètre pliant dans son bleu de maçon, dans la petite poche longue et étroite sur le côté. Lui, pour le jardin avait opté pour la salopette avec de nombreuses poches qu’il perçait avec les objets qu’il y glissait, au grand désespoir de Violette qui râlait en les reprisant.

Une belle laitue comme les aimait Violette, bien galbée, bien blanche au milieu. Il ôta les quelques feuilles externes abîmées par la pluie ou entamées par des limaces, coupa le quignon et lança les déchets sur un tas de végétaux adossé au mur, qui pourrissaient lentement pour produire l’engrais qu’il épandrait à l’automne prochain. L’an dernier, il y avait jeté de vieilles graines de courge qui avaient prospéré et donnaient cette année de grosses courges bien charnues aux rayons d’un orangé doré qui fleuraient bon le soleil. Violette le taquinait, « à l’occasion, regarde donc, tes haricots sélectionnés et arrosés tous les matins n’ont rien donné, les rares sont pleins de fils, et tes vieilles courges trônent, superbes et fières, le derrière dans le fumier et la tête au soleil. »

Mystère de la nature… ou insectes prédateurs. Ou pollinisateurs, c’est selon. Avec la nature, on ne sait jamais, même si parfois il râlait contre la pluie malvenue ou des gelées tardives, il supportait ses sautes d’humeur avec philosophie. Elle était aussi imprévisible que les hommes. Peut-être que les enfants sont pareils, que Jean-François leur fils unique est un peu comme ses haricots, trop préservé, qui a tendance à s’ennuyer et s’étiole  entre ses vieux parents.

Comme il le comprenait ce fils timide comme on peut l’être à son âge, écartant de temps en temps sa louve de femme, toujours inquiète pour lui, ce qui l’exaspérait. Il a atteint un âge où on comprend beaucoup de choses, où l’on pardonne plus encore, se sentant plein de tendresse, plein de mansuétude pour cette jeunesse qui cachait ses sentiments sous des airs bravaches, se cherchant, maladroite et parfois brutale. Mais ne se cherche-t-on pas toujours ?

Projection peut-être de sa propre jeunesse ou identification, peu importait, même si Jean-François avait du mal à imaginer que son père pût un jour avoir eu son âge. Et effectivement, quand il se voit maintenant, chauve et décharné, le dos douloureux de bécher, de houer, de râteler, de désherber ce fichu jardin, quand il rêve le regard perdu dans ses salades, assis sur le banc de pierre, fumant la cigarette qu’il a longuement roulée entre ses doigts avant de la fermer d’un rapide coup de langue. Bien sûr, il se souvient, même s’il l’évoque peu, de l’entre-deux-guerres dans un pays brisé par une terrible guerre et marchant à reculons vers une nouvelle guerre.

Même s’il en conservait quelques souvenirs précis, il en gardait des impressions plutôt diffuses, un sentiment de gâchis, d’occasions manquées, un décalage entre une vie quotidienne faite de travail, de petits riens entre joie et peines, et le fracas insupportable du monde. Un vécu si intime qu’il ne le retrouve nulle part dans des livres qui, à leur façon, réécrivent trop souvent l’histoire à l’aune de leur époque. Son histoire.

 « Jeunesse volée, manie du champ d’honneur pour cacher les deuils –"le champ d’horreur" disait en grinçant l’oncle Francis, entre ses dents- avenir sans horizon » clamait-on dans les meetings qu’il fréquentait alors sans grande illusion, sans franche résignation non plus. Défouloirs sans lendemain mais on ne sait jamais sur quoi peut déboucher ce genre de mouvement. Alors il essayait. Comme Jean-François tentait aussi de secouer dans sa fac le cocotier des bonnes consciences et du laxisme.

Violette avait parfois raison de le secouer, c’est lui « qui avait mis ces idées dans la tête du petit », qu’il n’est pas indispensable d’espérer pour se battre, que l’histoire des hommes est une histoire de luttes, qu’ils étaient une poignée en 1941 à vouloir se battre, se rebeller contre l’Occupant, sans bien savoir comment et sans grand espoir de se libérer de son joug. Il refusait toute fatalité, c’était ancré si profondément en lui que même avec les années et les déceptions, son cœur battait encore à plein quand il voyait que la jeune génération relevait la tête. L’ennemi c’était s’en remettre à la fatalité, des mots pour tout expliquer, pour tout justifier, une dynamique du malheur qu’il connaissait bien.
Il valait mieux lever le poing que de le garder dans sa poche.

Il pensait ainsi souvent à Jean-François, lâchant son outil, s’asseyant lourdement sur le banc en tirant de sa poche sa blague à tabac, l’esprit ailleurs et n’entendait même pas Violette s’égosiller à l’appeler, grommelant en retournant à ses fourneaux : « Le voilà qui devient sourd à présent. On avait bien besoin de ça ! » Quand il voyait cette forêt de monuments aux morts peuplant le pays, chacun érigeant le sien comme au moyen-âge on bâtissait son église, il sentait son cœur se serrer face aux malheurs accumulés, ces soldats statufiés et ces "pietas" inconsolables. « Tout ça, c’est du passé mon pauvre homme, maintenant on n’est pas malheureux » disait Violette en guise de conclusion.
Remuer le passé ne produit que de la poussière. Non, « on n’était pas malheureux » comme disait Violette, mais c’est justement cette négation qui le gênait et l’ombre qu’elle projetait sur l’avenir de leur fils.

La vie réglée par les contraintes était loin maintenant, des contraintes qui modelaient son existence, qu’il pouvait désormais rejeter ou s’imposer, au gré de sa volonté, en se délectant de la sensation de dominer son destin, d’être son propre maître. « Ni dieu, ni maître » pensait-il, pour reprendre la formule de Blanqui. Sauf Violette… Pour la faire râler (et ça marchait à chaque fois) il lui disait d’une voix sentencieuse : « Après avoir été ma maîtresse, tu es maintenant mon maître… curieuse chose que le genre dans la langue français. »
Effet garanti.

La force collective qu’ils représentaient dans l’entreprise, c’est pendant une grève qu’ils en avaient pris conscience, devenir solidaires pour lutter, rester unis dans l’adversité, résister aux sollicitations... Avant la grève, ils approuvaient du bout des lèvres, « oui, bien sûr, la solidarité est nécessaire… » puis le slogan était devenu le leitmotiv de la lutte, chevillé par la confrontation, lui donnant tout son sens. « Le changement c’est maintenant » disait le slogan repris sur les longues banderoles installées devant l’entrée et sur les grilles de l’entreprise.  Si évolution il y eut, elle fut d’abord dans les têtes. Comme pour la retraite, il y eut désormais dans leur vie, un avant et un après.

Cette force latente ne demandait qu’à s’exprimer et c’est Maurice qui en fut (involontairement) le déclencheur. Pas futé le Maurice, impliqué dans une banale histoire de passe-droit, simple légèreté de sa part mais la direction voulait faire un exemple, en profiter pour frapper un bon coup. Résultat : licenciement pour faute grave. Virer un vétéran comme Maurice, un copain de toujours, pour des peccadilles, pas question. La nouvelles fit le tour des ateliers. 

Résultat quasi unanime : la grève. Embarras de la direction puis stupéfaction quand on bloqua les chaînes de production. Le travail à la chaîne a parfois du bon : sans solidarité aucun salut. Une grève dure, bras de fer où personne ne voulait reculer. Malgré les difficultés, on tint bon et même l’argument choc, le chantage à l’emploi, fut inopérant. Il fallut l’intervention du préfet pour qu’on négocie le départ de Maurice contre un pont d’or. Jamais il n’aurait imaginé partir avec un tel pactole.
Match nul : pas vraiment car après, tout fut chamboulé.  

La direction n’avait pas pris la mesure du changement et le réveil fut difficile pour celle qui considérait que la "démocratie sociale" n’était qu’une expression incantatoire. Désormais, ils utilisaient la ruse pour gagner du temps et la pression quand ils se sentaient en situation de force. Ils négocièrent ainsi pied à pied le temps de travail, les cadences et les  horaires, la procédure des congés… et firent des émules dans la région.
Bien sûr, la direction a joué sa partition habituelle… division, intimidation allant jusqu’à la menace de lock-out…  tant qu’on a gardé les pieds sur terre et qu’on est restés unis, on est arrivé à tirer notre épingle du jeu, à être pris au sérieux par la direction.
Tout ça, grâce à ce brave Maurice… sacré Maurice !

De belles années que ces années de lutte : avoir l’impression de compter, de peser sur son destin, c’est essentiel. L’impression de vivre pleinement. Oui, quand il y pensait, de bien belles années où ils discutaient d’égal à égal avec la direction, où les jaloux les accusaient « d’acheter la paix sociale ». Et pourquoi pas après tout. Il en gardait un souvenir ému, un temps de fierté qui tenait à leur capacité à peser sur leur vie, à ces amitiés qui semblaient indestructibles même si elles s’étaient un peu distendues. Mais maintenant, Marcel vivait dans le sud près de son fils, Joël s’occupait d’associations en banlieue, Bertrand était retourné dans son Jura natal. Il leur restait quelques lettres pour une naissance ou le nouvel an, la carte postale estivale chaque année, assez rarement le téléphone. 

Seul  Bertrand passait le voir quand pour les vacances, il s’arrêtait un jour ou deux avant de descendre au bord de la mer. Quant à Louis, disparu, il n’avait jamais donné de nouvelles.
Lui aussi s’était résolu à aller s’installer dans le village de Violette, "chez elle" disait-il quand ça lui échappait, et elle haussait les épaules ; comme s’ils ne faisaient pas qu’un, "aujourd’hui plus qu’hier et moins que demain" selon la formule consacrée.

Mais quitter sa ville, son quartier, ses amis, fut pour lui un réel déchirement. Dans les mois qui suivirent, il s’était senti comme dépossédé, il s’était senti « le mari de Violette ». Celui qu’il était devenu.
 
Violette l’entoura comme elle put, respecta son silence mais que pouvait-elle lui offrir d’autre que sa compassion ? Il n’osait pas prononcer le mot "amour".

Le présent indicatif

Violette était là pour le ramener aux réalités du quotidien.

- Et cette salade, elle ne va venir toute seule. J’ai encore des légumes à éplucher et toi tu bades sur ton banc ou tu regardes mûrir tes tomates, comme d’habitude.

Elle était ainsi Violette, toujours en alerte, à compter, à contrôler, à déclarer la guerre à la poussière, aux chaussettes sales, aux prix qui augmentent… les sujets ne manquaient pas.  « Le perfectionnisme chevillé au corps » commentait Jean-François. Son credo : "laisser faire et laisser dire", à la manière des physiocrates. Le père avait son jardin secret, la pétanque, les balades avec ses amis, ceux qui n’avaient plus rien à transmettre, une société trop rapide pour ceux qui allaient de moins en moins vite. Sans doute que lui aussi avait ralenti l’allure sans trop s’en rendre compte tandis que Violette tenait le cap et sa vitesse de croisière avec ses copines.

Ça l’énervait Violette qu’il se projette ainsi dans la vacuité du temps, assis sur son banc, son jardin comme refuge, ultime domaine où il se sentait le maître. Violette respectait son besoin de calme et de solitude, même si elle n’en pensait pas moins, évitant comme elle disait « de marcher sur ses plates-bandes ».

Seul le chat Kitkat y était admis sans restriction, se roulant à ses pieds, attendant qu’il le caresse et le gratte sous le cou. Quand il allait s’asseoir un moment pour souffler un peu, le soleil déclinant en léchait le côté droit, il laissait Kitkat se lover sur ses genoux et se lancer dans d’infinis ronronnements. Il tolérait même avec réticence qu’il fasse des trous dans ses semis, dans la terre ameublie par son patient travail, même s’il râlait à chaque fois.

Ce qui n’empêchait pas Violette de se récrier contre la privauté accordée à ce chat qui se permettait de retourner le potager en toute impunité. Il disait avec un sourire malicieux que Violette était jalouse de son chat. « Ah, rétorquait-elle, il y a toujours des privilégiés dans ce bas monde ! » et tournait les talons. Ces petites taquineries étaient le sel de leur quotidien, le liant de leurs relations, se cherchant et s’éloignant pour mieux se retrouver.

Autrefois… il balayait ce genre de réflexion d’un revers de main, n’empêche… elle savait comme personne murmurer son nom de sa voix un peu rauque en appuyant sur les voyelles. Peu à peu, il était devenu le Père, transparent dans le convenu des habitudes, tel ce type qui, au boulodrome, n’était connu que par le surnom de « Bibile », "bibile par ci, bibile par là", il en souriait timidement, acceptant cette façon de s’intégrer, de se faire accepter par le groupe. 


Personne n’aurait su dire d’où venait ce surnom, pas même un diminutif ou un sobriquet. Les habitudes sont ainsi qui s’instaurent furtivement, une vague identité sans filiation.  Lui-même le Père, N’était-il pas après tout un quelconque maillon d’une famille multiple qui se prolongeait en d’infinies branches que, pour la plupart il avait perdues de vue et qui portaient les nouvelles générations.

C’est sûr, il n’avait rien des grandes figures de la famille, des Chevessand les plus célébrés, de ce simple soldat devenu colonel d’Empire et aide de camp du général Hugo, dont on racontait fièrement qu’en Espagne, il avait fait sauter sur ses genoux Victor le fils du général, venu rejoindre pour quelques semaines son père dans cette sale guerre qui n’en finissait pas, de Micha cet errant promenant sa désinvolture à travers l’Europe, celui qu’on surnommait Micha le Magnifique parce qu’il s’identifiait à Scott Fitzgerald, homme d’une « génération perdue » et dans l’imaginaire collectif, le « Gatsby de la famille ».

Elle était la branche "noble" de la famille, celle des défis et des excès, des rêves inassouvis des désillusions des cadets. Oh, qu’en restait-il à présent de cette prestance un peu hautaine de ceux qui savent marquer leur différence ? Un fond de fierté mal placée grinçaient certains, jalousie sans objet qu’on retrouvait dans les propos atrabilaires de la tante Germaine qui, toutes griffes dehors et le verbe haut, aimait les rabaisser, gloussant l’air satisfait « quand on veut péter plus haut que son derrière, voilà ce qui arrive… »  

Orphelin tout jeune, le Père avait connu une enfance ballottée entre les familles de ses oncles paternels qui voulaient bien l’accueillir, confronté très tôt au dur labeur dans une ferme savoyarde quand le tourisme n’était encore qu’un snobisme de stations à la mode. La Maurienne n’avait alors qu’une poignée de stations concentrées du côté de Saint-Jean et au-dessus de Modane.

La solitude du travail en forêt, des coupes de châtaigniers, l’élagage des pieux et des poteaux qu’on descendait dans la vallée en guidant des chevaux dans des terrains si pentus qu’il fallait s’aider de bâtons crochus, puis une fois coupés, dans des charrettes bringuebalantes qui servaient maintenant de décor aux places de villages, il connaissait bien tout ça… et s’était bien juré de  ne jamais revivre de telles situations.

Par nostalgie, il avait même récupéré une ce ces carrioles-luges, rafistolée avec une patience méticuleuse, qui trônait sur la minuscule pelouse derrière la maison, déployant aux beaux jours les couleurs rubescentes et chatoyantes de ses géraniums lierres et de ses pétunias, sorte de « jardin d’agrément » selon Violette qui touillait la terre des emplacements qu’il avait ménagés pour y caler des pots de fleurs. Pour couper les dominantes rouges, elle avait ajouté quelques bouquets de marguerites aux multiples variétés assez rustiques pour résister à la chaleur estivale. 

Comme à son habitude, il s’était assis sur le banc de pierre à côté de la cabane où il remisait ses outils, préparait ses semis et tira de sa poche sa blague à tabac  pour se rouler une cigarette. C’est ainsi que lentement, le geste sûr que donne une longue pratique, aimant palper la finesse du délicat papier et le grain à la forte odeur du tabac. Il avait essayé des senteurs plus corsées, plus musquées, aux fragrances mielleuses mais en était revenu à son bon tabac gris à l’odeur âcre et à l’épaisse fumée.

Contemplant les volutes éthérées qui s’élevaient en ronds incertains de méduses stellaires sur fond des rosiers multicolores de Violette, il ressentait l’étrange sensation de pensées loin de sa vie actuelle, comme si ce corps vieillissant se déconnectait de ses pensées, comme s’il devenait le résultat incertain d’un assemblage arbitraire. Moments de lassitude sans doute où il lui semblait revivre parfois ce qu’il avait déjà vécu, un spleen diffus qui se focalisait sur ce déphasage. Puis l’impression s’estompait comme un rêve interrompu.

Il se souvenait d’Alice, cette amie de jeunesse qui aimait changer d’apparence, passant de la blonde à la brune, de la midinette à la vamp, jouant de ses changements d’aspect  pour surprendre, se surprenant elle-même, se prenant à son propre jeu. Mais peut-être le jeu reflétait-il aussi l’expression d’une attitude plus profonde, comme si sa propre réalité se dissolvait dans les apparences.

Une femme à la fois elle-même et une autre, mystérieuse selon ses désirs, attirante par les facettes qui s’en dégageaient. Quel paraître lui-même donnait-il finalement aux autres, lui qui ne savait rien dissimuler ? Pour Alice en tout cas, ce n’était pas sérieux, elle badinait, elle minaudait, s’énervait quand on insistait.

Sans doute –et avec raison– craignait-elle quelque remarque allusive ou ironique blessante. Mais pour conclure, il préférait lancer une badinerie sans conséquences, un jeu de mots pour retirer toute charge négative à son propos.

Il n’aimait pas se moquer ou égratigner et encore moins blesser pour le plaisir. Selon lui, les choses sérieuses devaient être abordées avec détachement pour rester supportables. Et puis les rôles, on en tenait assez en société, nul besoin du théâtre pour ça.

Il en avait connu une dans sa jeunesse de ces éthérées du genre Alice, loin de la réalité, pour savoir de quoi il retournait. Il en avait assez souffert pour savoir que "qui s’y frotte s’y pique". Pourquoi diable des souvenirs remontaient-ils à la surface sans prévenir ? Son univers mental lui échappait parfois, son esprit vagabondait, il repensait à des épisodes déplaisants de sa vie, et ça l’énervait, ne serait-ce que parce qu’il n’y pouvait rien. Il avait fallu quelque association d’idées tissées de réminiscences pour qu’il se souvînt d’Alice et de ses idées quelque peu bizarres. Évocation qui l’irritait fortement, « la mémoire, maugréait-il, sacré boulet parfois, sacrée machine à remonter le temps ! »

Tant que Violette ne l’appelait pas en sortant sur le perron, il allait flâner dans les rangs de patates, surveiller courges et courgettes, ôter quelques feuilles ici ou là, admirer les plates-bandes impeccables de Violette, se perdre dans les senteurs et les couleurs qui se mélangeaient, les planches de légumes tirées au cordeau  opposées au désordre apparent du minuscule jardin aux épices. Toute la permanence rassurante de la nature.

Une harmonie reçue comme une évidence. Il suffisait de tourner la tête, de regarder autour de soi pour s’imprégner de cette évidence. C’était son lien secret avec son jardin, ce que lui seul comprenait, le soignant avec tant d’amour que Violette en était jalouse, trouvant un sens dans chaque tâche renouvelée saison après saison, année après année, travail sans relâche d’un Sisyphe sans illusions, content de son sort, dans un milieu où il avait fini par trouver sa place, ayant réussi à unifier sa vie, si bien intégré à cette nature qu’il choyait, qu’il devenait nature lui-même dans une vision panthéiste de sa permanence.

Il sacrifia de nouveau à l’un de ces rituels qui lui donnaient un goût d’éternité : arroser son jardin. S’adonner à ces gestes du quotidien peut faire sourire mais pour lui, l’eau restait le symbole de la vie : un jardin ne s’arrose pas n’importe quand ni n’importe comment, un jardin tel qu’il doit être, façonné par l’homme, qui meurt et renaît chaque année au printemps.

Un jardin comme il le concevait, sans pesticides, sans ces produits qui sont emportés par l’eau de l’arrosage et se concentrent ensuite dieu sait où. Quand on lui parle écologie, il hausse les épaules, répond bon sens paysan et sens de l’observation, cycle de la nature. Son père lui avait appris à regarder la nature, à s’en inspirer, « on n’invente rien, disait-il, on imite, on copie, au mieux on s’inspire… » Il l’avait initié au respect des équilibres, à la façon dont les insectes pollinisent les fleurs et se nourrissent en exportant la vie, où chacun trouve son compte dans cet échange.

Entendre parler de « gagnant-gagnant » par de doctes experts l’énervait. Il hochait la tête en murmurant : « Encore des types qui croient avoir inventé l’eau chaude… et pensent qu’ils gagneront toujours, qu’ils vont domestiquer la nature… »  
Cette relation, il l’avait redécouverte après une vie de contraintes dans un univers urbanisé dont l’attrait compensait espérait-il d’autres possibles, une usure du temps qu’était censée compenser le travail d’équipe avec les copains.  La nature est bonne fille, elle donne beaucoup, de quoi nourrir une humanité toujours plus nombreuse, mais elle est exigeante. Ses parents trimaient toute la journée pour si peu¸ sans perspectives, sans horizon, sans même oser rêver, déjà vieux sans avoir vraiment vécu.

Une certitude s’était peu à peu insinuer, ancrée en lui au fil des années : cette vie-là ne le concernait pas, rejetant la vie de son ami Pichet qui, tout jeune, partit travailler à la mine comme beaucoup de jeunes de sa génération ; c’était ainsi à l’époque : le choix entre la terre et la mine. Pichet avait eu une jeunesse au fond du trou parce que, raillait-il, « il refusait d’aller au cul des vaches. » Marché de dupes, d’une certaine façon le choix de l’aveugle et du borgne, choisir le moins mauvais ou la "moins pire".

Lui avait tout refusé en bloc, descendre dans la mine d’argent, faire le paysan dans ces montagnes aux terres ingrates, l’hiver dans une ferme souvent isolée par les neiges et les frimas, monter l’été venu loin dans les alpages. Maigres perspectives. Mais c’était admis, il fallait continuer et accepter son sort comme les générations précédentes.

Lui avait tout refusé en bloc, aussi bien d’aller voir si l’herbe était plus verte dans le pré du voisin et de savoir si la neige était plus blanche sur l’autre versant de la montagne. Discussion sans intérêt maintenant car il ne restait guère de paysans à plein temps ici et quant à la mine d’argent, elle avait fermé depuis belle lurette.

Un jour, subitement, mais à l’issue d’une réflexion lentement mûrie, juste un baluchon pour partir découvrir le monde, "le démon de la bougeotte" disait-on au village à propos des jeunes comme lui qui partaient au loin. Ce qui aujourd’hui l’étonne encore. « Que la jeunesse est impétueuse » constate-t-il en pensant à sa détermination et sa volonté têtue de partir sans se retourner. « Recommencerais-je aujourd’hui, se demande-t-il perplexe, aurais-je encore cette rage de m’imposer, de casser la malédiction qui voulait qu’un fils succède à son père, qu’une fille se marie "dans la commune". Les choses sont devenues plus faciles, il suffit de descendre dans la vallée, de prendre le train ou de faire du stop…

C’est sans doute pourquoi il comprenait si bien Jean-François, identification à une génération d’écart mais même regard décalé sur la société de son temps. Il râle souvent, bougon et labile, qui conteste et n’admet pas, se débat dans le relatif comme un insecte pris dans une toile d’araignée, l’impression d’être prisonnier, sans doute trop bien protégée contre l’extérieur. Lui avait fini par admettre que dans tout parcours personnel existait une pointe de fatalité- il n’avait pas trouvé d’autre mot- qui trace son chemin dans les certitudes. Il n’aurait su dire comment s’était réalisé ce processus, par quels arcanes il était passé pour en arriver à sa vie d’aujourd’hui dans le village de Violette dans la quiétude champêtre d’une existence convenue. Il voyait bien l’inanité de tous ces flash-back sans parvenir à s’en libérer. Mais maintenant, seul Jean-François lui importait.

Il se demandait si son fils serait un jour comme lui, sensible à ce décalage entre sa vie et la réalité, sentant sa vie comme une eau qui coule entre les doigts sans espoir de la retenir. Oui bien sûr, tout le monde y passe.  Finalement, aucune existence n’est assez singulière pour mériter un traitement particulier.
Peut-être que l’essentiel lui échappait –secrètement, il l’espérait- qu’il ne comprenait plus vraiment ce qui se passait autour de lui, comme si ses facultés d’assimilation s’étaient dissoutes dans son passé.

Comment comprendre que le désir s’effrite, qu’il ne reste que de petits besoins, des perspectives si prévisibles, plus d’envies d’ailleurs… Il avait assez navigué, bourlingué, frotté sa bosse à tous les vents, des bouts de vie qu’il n’avait pas même raconté à  Violette. Elle aurait bien aimé avoir une fille, partager avec elle de petits secrets, aller fureter dans les boutiques, peut-être même constituer un duo formidable contre le Père… mais le sort en avait décidé autrement.

Il tentait parfois d’aborder la question avec Jean-François, faisant quelques allusions ici ou là pour exciter sa curiosité mais n’avait pas insisté devant son manque d’intérêt. Certainement qu’à son âge, il aurait eu la même attitude : comment accepter que le vécu d’un père ne soit pas aussi lisse que le fils puisse l’imaginer ? Comment admettre qu’il ne corresponde pas à l’image patiemment esquissée ?

Idée absurde que de vouloir l’impliquer dans son histoire. Peut-on vraiment partager et transmettre ?

Les ombres du passé

Violette est bien loin de ces préoccupations, les pieds plantés dans sa terre, « les deux pieds vissés dans ses sabots » disait sa mère, la tête dans les problèmes quotidiens, régentant d’une ferme poigne son petit domaine. Ce qu’on devait faire, ne pas faire, c’est pourquoi les heurts avec Jean-François étaient si fréquents. Lui s’en mêlait le moins possible –au risque de déplaire à Violette- refusant de jouer au diplomate ou à l’arbitre. Une entente entre eux provoquerait à coup sûr une réaction de Jean-François et précipiterait son départ de la maison ; ce qu’elle supporterait difficilement.
En voulant le garder à tout prix, elle le perdrait. Mais allez le lui faire admettre.

Voilà comment il voyait les choses. Que signifiait alors cette lubie de se projeter dans l’histoire de son fils ? Cette espèce de projection fictionnelle n’était qu’un leurre même si ça lui faisait du bien. Lui savait très bien qu’on ne s’octroie jamais aucune indulgence. Il préférait le calme de son « jardin-refuge », pouvoir s’activer et se vider la tête. C’était peut-être l’ultime justification de son jardin : l’empêcher de « broger » comme on disait au village, brasser toujours les mêmes idées dans sa tête.
Il repensait à sa jeunesse dans une Europe qui bouillonnait comme un chaudron ou dans cette Afrique léthargique délitée par les conquêtes coloniales.

À son niveau, sans en être bien conscient, surtout au début, –l’aventure pour l’aventure-  il avait partagé cette fiction de l’action pacificatrice du colonisateur qu’elle lui avait paru naturelle. Curieuse action humanitaire instaurée à coups de fusils contre des machettes, comment on mettait sans état d’âme en coupes réglées les richesses de ces contrées, comment on imposait ses règles et sa culture à des populations, détruisant leurs rites et leur culture centenaire, comment on réduisait en esclavage des populations au nom de valeurs de civilisation qui cachaient des réalités économiques plus prosaïques.

Bien sûr, il est maintenant facile de refaire l’histoire. Même en tournant pudiquement la tête, impossible d’ignorer « la négritude » chère à Aimé Césaire, les analyses de Franz Fanon ou le célèbre reportage d’Albert Camus sur le triste sort des populations en Kabylie. Et lui à l’époque avait vu et avait laissé faire.

Les ombres du passé ressurgissaient ainsi, sans crier gare. Des ombres qui, comme celle qui léchait le banc avant de s’y étendre de tout son long et de se fondre dans l’horizon, estompaient les formes aussi bien que ses souvenirs. Même lointains et diffus, il avait tout rejeté d’un revers de manche.

Dans sa mémoire, c’était à la fois très lointain, des épisodes de la colonisation inscrits maintenant dans les livres d’histoire, et un sentiment de gâchis bien ancré, de chances dilapidées, l’idée que laisser faire, valider sans réagir laissait  à la fin une amertume qui atteignait la dignité, ce minimum d’estime de soi dont on a besoin pour vivre. Au-delà de ses états d’âme, il savait que d’autres n’avaient pas éprouvé le moindre haut-le-cœur et s’étaient accommodé de la situation.  Comme une espèce de drogue qui, peu à peu, endort et relâche les défenses.

Banalité du quotidien agissant comme une fatalité. Beaucoup préféraient ne rien voir, ne rien savoir, fermer les yeux sur les bois rares pillés sans vergogne dans les immenses forêts encore vierges de l’Afrique occidentale ou de Moyen-Congo, les minerais, les pierres précieuses du Congo et de Guinée qu’on extrayait à grand renfort d’esclaves misérables qui mouraient dans l’indifférence générale. Les généraux gagnaient facilement des batailles et des médailles, les entreprises de l’argent, beaucoup d’argent et les politiques des voix aux élections. Tout le monde y trouvait son compte, tout le monde était gagnant (sauf les populations locales bien entendu) et entendait bien le rester le plus longtemps possible, préservant et cachant sous les discours humanistes la poule aux œufs d’or.

Ce rêve collectif où les nations européennes s’entredéchiraient pour obtenir leur part du gâteau, un nouvel âge d’or espagnol où les lourds galions voguant à grand voile à travers l’atlantique, ramenaient en Europe les mirifiques rapines des colonies, déversaient leur Eldorado dans une Espagne arrogante, faisant pleuvoir sur l’Empire des Habsbourg des monceaux de doublons d’or pour le plus grand bonheur des puissants et des peuples qui recevaient quelques gouttes de cette pluie d’or.

Les apparences des techniques d’extraction, des bateaux modernes et le trafic basculant d’Amérique en Afrique masquaient en fait la permanence de la nature humaine. A l’époque, dans l’éclat de sa jeunesse, il marchait des heures sous le lourd soleil de la savane ou dans l’ombre poisseuse de profondes forêts qui vibraient des cris stridents de petits singes ou d’atèles, l’esprit ailleurs, sans plus de pensées que l’épuisant cheminement dans ces domaines inconnus ou s’étourdissait dans les bouis-bouis de Dakar ou de Saint-Louis.
Il était comme une espèce d’automate, aveugle aux yeux ouverts sur ce monde étranger que n’éveillait en lui guère d’écho, aucun atome de neige de ses montagnes alpines. Lui qui avait connu la vie d’une communauté villageoise se retrouva en Afrique dans un ghetto de colons, isolé de la population locale.

Là aussi, il l’admit sans trop se poser de questions, s’en tenant aux slogans officiels si loin d’une la réalité qu’il ne pouvait complètement occulter, sachant qu’un jour ou l’autre il partirait sans emporter de terre africaine à la semelle de ses chaussures. L’impression d’avoir mis ici, malgré lui, sa vie entre parenthèses pour quelques mois, pour quelques années.

Dans cet univers où chacun cherchait ses marques, on s’en tirait comme on pouvait, avec ses propres armes et ses propres défenses. Lui qui avait  choisi cette voie pour échapper à un destin tout tracé, à un milieu qui l’étouffait dans ses montagnes alpines, en retrouvaient d’autres plus arides, encore moins hospitalières, y traînant son spleen comme il y avait traîné ses valises. Peu à peu, le doute s’était insinué dans ses certitudes comme un poison sournois jusqu’au jour où il ne put davantage cautionner ce qu’il voyait et choisit la plus mauvaise solution : s’engager dans l’armée.

Mais en Algérie, il fut confronté à un autre dilemme : cautionner une guerre comme toutes les guerres, faite de destructions, de meurtres et de tortures ou se rebeller et trahir ceux qu’il côtoyait au quotidien. Il savait bien qu’une alternative n’a jamais de solution satisfaisante, ce qui ne le consolait nullement et ne l’empêchait pas de tourner en rond dans sa carrée. Les mots de l’oncle Naine, le Bizot du temps de la Résistance, ce symbole du rebelle si positif pour lui, qui résumait son combat pour libérer son pays et défendre ses valeurs, –« se rebeller contre l’occupant, contre les idées toutes faites  et le laxisme ambiant » martelait-t-il de sa petite voix flûtée- prenait maintenant un tout autre sens, résonnait dans son esprit comme un reproche muet.

L’oncle Bizot, toujours de sa douce voix qui cachait quand il le fallait une farouche volonté, soutenait que seuls les rebelles vivaient vraiment, se donnaient avec passion, sans nostalgie ni regrets. Ce qui faisait rugir son frère Francis, qui haussait les épaules et répliquait de sa forte voix que c’était de la foutaise, que les gens se fichaient pas mal des rebelles et des héros comme lui qui avaient donné leur sang pour la patrie et n’avaient récolté que plaies et bosses pendant cette foutue guerre, que d’ailleurs toute guerre est une absurdité qui tue le commerce.

Non rien, tout juste des médailles à ranger dans un tiroir et après, il faut bien vivre.

Quant à la considération due aux vainqueurs…Si l’oncle Francis ne faisait jamais dans la dentelle, lui, croyait aux belles paroles de l’oncle Bizot, refusait le cynisme moralisateur de son frère qui martelait la table de sa main calleuse. Pour lui, l’oncle Bizot, figure de la Résistance, représentait aussi une figure de liberté, quelque part entre Zorro et Mandrin.
Un exemple qu’il trahissait maintenant.

Pendant "les opérations de maintien de l’ordre" selon la formule officielle, il repensait à ses années de jeunesse, à sa grand-mère, entendant encore le bruit sourd de ses savates sur le carrelage dépoli de la cuisine. Elle traînait les pieds, les chevilles enflées, percluses par l’âge, se déplaçant en grognant sur ce corps qui l’abandonnait, le prenant parfois à témoin : « se révolter, pffff… on se révolte contre les hommes pas contre son destin… »

Elle avait le féminisme sourcilleux et réaliste des paysannes qui ont travaillé comme des hommes. Elle parlait souvent toute seule en se déplaçant pesamment autour de la grande table familiale puis en s’asseyant lourdement dans le fauteuil où elle passait maintenant le plus clair de son temps. « Ce qu’on devient tout de même… » soufflait-elle à tout propos. C’était sa grand-mère et pourtant il se sentait très loin de cette vielle femme qui ressassait un passé qui lui était étranger comme il le faisait lui-même maintenant dans ces montagnes inconnues des Aurès.  C’était sa grand-mère et en même temps une étrangère faite de souvenirs d’un autre temps, pris dans un conflit de générations, une incompréhension qui lui échappait.

Il pensait tout content de lui : « Elle est le passé et moi l’avenir » sans analyser ce que recouvrait la vague notion d’avenir qui lui semblait a priori un gage d’espoir et de liberté. Que pouvait-il penser de ces vies, ici dans ces montagnes, où tout avait toujours été écrit pour la plupart, de cette situation qui lui échappait ? Ainsi, la grand-mère était morte l’année suivante sans s’être rapprochées et rien n’avait changé dans leurs rapports, ils s’étaient ignorés murés dans leur univers. Alors pourquoi diable y revenir maintenant ?

Il mit du temps à tenter de saisir la signification de tout ceci, de ses souvenirs de jeunesse d’un jeune savoyard de la Maurienne jusqu’à sa vie d’aujourd’hui dans la touffeur du djebel. S’il atteignait un jour l’âge de sa grand-mère, il se demandait s’il aurait le même rapport à l’évolution, s’il aurait aussi cette tendance au repli sur lui-même. Parfois, il se sentait aussi  vieux qu’elle.
Et maintenant, sans doute en était-il là, à courir après des évolutions qui lui échappaient. Il haussait les épaules, façon de marquer son doute, de constater que l’expérience ne suffisait pas.

Après le repas, il s’asseyait sur son vieux banc de pierre, abrité en partie l’été par l’ombre portée d’un tilleul et préparait sa sacro-sainte cigarette ; rite intangible qui lui occupait l’esprit, comme le jardin ou la pétanque avec les copains. Ses pensées s’accomplissaient ainsi dans l’action lui qui savait si peu être, qui savait seulement faire. Alors, il faisait, il accomplissant ses rituels, cherchant la formule magique entre être et faire, même si parfois il lui arrivait de marmonner, de « broger » comme disait sa mère en patois.

Pus jeune, il pensait très souvent à l’avenir, à "son" avenir, maintenant le passé primait, revenant par brassées de souvenirs incoercibles. On dit que seuls subsistent les bons souvenirs. C’est faux. Même si l’on voudrait bien ne garder que les bons, savoir séparer le bon grain de l’ivraie, tout se mélange dans les viviers des sentiments et des regrets, tout prend une teinte muraille de fins de jours pluvieux.

Le jardin était son meilleur dérivatif, une façon de prolonger sa tête et ses doigts par un outil. « A mon âge, arguait-il, les souvenirs encombrent, ils sont trop nombreux, ont tendance à se télescoper. » Donner du sens à sa journée passait par la recherche de moments d’accord intime qui l’apaisaient, se sentir utile pour Violette, pour les voisins ou les amis, leur offrir les fruits et légumes qu’il cultivait, installant ses rames de petits pois qu’il liait vers le haut, butant ses patates ou couvrant ses cardons. La maison, c’était chez  Violette mais le jardin, c’était chez lui.
A chacun son territoire.

Jean-François était leur seul vrai sujet de discorde  mais une ombre voilait aussi cette harmonie. En fait sans l’avouer ouvertement, Violette avait surtout peur que Jean-François ressemble à cette grande âme de Micha, figure emblématique s’il en est de la grande saga familiale de Chevessand, pour ses ruptures avec son milieu, une liberté sans mesure qui lui a joué des tours, admiré par les uns, vilipendé par les autres –il ne laissait pas indifférent- bref, sujet de discordes. Il s’octroya tous les droits, ruina la famille, joua au Gatsby le magnifique et fit sa révérence dans une ultime pirouette bien dans son style.
À la fois exemple et contre-exemple.

Voilà pourquoi Violette tremblait à la seule pensée que Jean-François puisse ressembler à son grand oncle Micha. Le Père avait beau lui répéter que le contexte et l’époque n’avaient rien de comparable, pas moyen de lui faire entendre raison.
Voilà pourquoi il pouvait devenir soudain expansif ou renfermé, sans raison apparente, laissant sa mère dans tous ses états.
Elle qui se targuait (officiellement) de si bien le connaître !

Violette et le jardin aux souvenirs 

« La vérité, c'est que paradoxalement le temps donné invente du temps, et que c'est exaltant de se sentir utile. »
Philippe Delerm
, "Journal d'un homme heureux"

  
Violette aussi avait mis en place ses rituels domestiques, les sorties avec ses amies, la balade du mercredi, –seuls la pluie et le gros froid l’en dissuadaient- les rencontres au club le vendredi après-midi, ce rythme lui donnait des repères pour structurer ses journées. Elle remplissait ainsi son agenda avec soulagement, satisfaite de ces croix rouges qui s’accumulaient au fil des jours, ces annotations qu’elle traçait d’une belle écriture déliée ; une information par ligne, une couleur par type d’information. Imparable. Jamais il n’eut un droit de regard sur ce carnet dont elle ne se réparait jamais.
Chasse gardée.

Elle allait au jardin bichonner ses fleurs, couper les roses fanées, houer, biner, fumer et arroser avec ses gants en tissu, son vieux tablier bleu qu’elle enfilait par-dessus sa robe et ses bottines vertes en plastique. Grand branle-bas au début du printemps pour repiquer et bichonner jonquilles et narcisses, primevères et tulipes sur un fond de verdure piquetés de violettes, agrémenté de roses trémières. Son fantasme préféré : les jacinthes qui embaumaient l'air, laissant éclater leurs multiples nuances colorées, blancs purs et bleus profonds tirant parfois sur le violet, roses légers et rouges carmin pouvant virer au grenat. Sur le côté, s'étalaient des pivoines rouges et jaunes se mariant à différentes variétés d'iris aux couleurs infinies.

Des fleurs presque toute l’année et avec Violette, la culture était activité sérieuse, pas une sinécure. Tout feuille grenue, tachée, sèche était irrémédiablement éliminée séance tenante. Lui passait le tout au broyeur et virait les déchets au compost, sans écouter ses remarques météorologiques pas forcément très pertinentes. Après, il taillait les haies quand une tige de troène ou de thuya dépassait ou arrachait les tubercules de dahlias l’automne venu pour les suspendre tête en bas sur un fil à la remise.

Dans le jardin, son plaisir à lui, c’était cultiver ses légumes, préparer les semis de printemps, tailler les arbustes, nettoyer les plantes vivaces et son terrain pendant la mauvaise saison, trouvant toujours quelque chose à faire ou à refaire, à réparer. Violette l’irritait parfois avec son désir de vouloir tout maîtriser, à aller en fait contre la nature qui étend ses tentacules dans tout le jardin et prend un malin plaisir à multiplier les mauvaises herbes.

Il se demandait d’où lui venait cette manie de l’ordre et du contrôle. Elle passait  un temps infini à ranger ses carrés de fleurs, sa maison de la cave au grenier, ses cheveux… enfin tout ce qui pouvait se ranger, s’assurant que rien n’échappait à sa vigilance tatillonne. Epuisant. Il laissait faire, dépassé par la farouche volonté de ce petit brin de femme qui n’abdiquait jamais.
Partagé entre admiration et exaspération.

Dans le jardin, son plaisir à elle, c’était surtout de bichonner ses fleurs, de faire ses bocaux et ses confitures. « Tu vois, lui disait-elle en pointant du doigt ses légumes, tu as encore trop planté, tu plantes toujours trop comme si tu avais encore peur de manquer. » Peut-être, mais on donnait aussi, rien que pour le plaisir d’offrir des légumes de son potager, poussés sans recourir aux pesticides dont on finit par payer les effets.

Et puis on n’est pas maître du temps, les paysans le savent bien, qu’une gelée tardive survienne et toute la récolte est compromise, que le ciel soit clément et c’est pléthore de haricots, de petits pois, de courgettes, de salades qui montent et durcissent, qui attirent les insectes… Elle le savait bien sûr, râlait pour la forme mais aussi parce qu’elle ne supportait pas que le temps dictât sa loi, qu’on lui résistât…

Même chose pour les arbres fruitiers. Par principe, il ne traitait pas, juste quelques massifs de fleurs odorantes pour repousser les insectes ou du blanc d’Espagne appliqué sur le tronc des arbres, rien d’autre. Il avait pourtant planté le minimum, deux cerisiers plein vent, un "Napoléon" et un "burlat" plus précoce, deux pommiers, un golden pour manger "à la main" et un canada gris dont les fruits se défont bien pour les compotes, deux pruniers, un reine-claude et un mirabelle pour les bocaux de Violette, un buisson de framboisiers et de groseilliers… Par contre, plus de pêchers qui prennent la cloque à la moindre humidité ; ce n’est pas la région.  Il laissait aux oiseaux le loisir de prélever leur dîme sur les cerisiers et il restait le plus souvent assez de fruits pour les bocaux de Violette qu’elle distribuait généreusement dans le village.

Il ne se souvenait pas qu’elle fût ainsi à leurs débuts, très timide, gênée et rosissant sous ses compliments, ce qui ajoutait à sa séduction. D’une jalousie sourcilleuse pour toute concurrente potentielle qui aurait voulu jeter une pierre dans son jardin. C’était hier tout ça, mais aussi un autre univers qui lui échappait quand il pensait au temps de leur jeunesse. 

Deux époques, deux mondes sans commune mesure, des images discontinues, monochromes encore dans ces années qui s’entrechoquaient au point qu’il mélangeait, se trompait parfois d’une décennie sur les événements qu’ils avaient vécus. Comme si le temps parvenait à niveler les strates du passé, à les banaliser. Sur la ligne d’horizon de sa vie, il ne distinguait plus guère les repères dans des tranches de vie coagulées par le temps.

Avait-il changé à ce point, était-il devenu autre que ce jeune homme un peu effacé mais plein d’espoirs qu’on voit sur leurs photos de mariage ? Certes non, se défendait-il, seul son crâne dégarni et ce visage aux ridules creusées marquaient la différence, ce visage étranger qui se dessinait dans le miroir quand il se rasait ; que cela et rien d’autre. Qui donc a dit qu’à partir d’un âge on méritait son visage ? Lui ne voyait aucun reflet de l’âme, rien que l’usure inéluctable du temps.

« Certains individus changent plus que d’autres », songeait-il, sceptique quant à la portée de cette idée. La semaine précédente avec son ami André, l’ami d’enfance qui lui, n’avait guère quitté le village et sa terre, ils avaient rendu visite à Léon, un voisin depuis longtemps installé tout près de chez eux. Tout le monde le connaissait ici. 

Chaque matin et par n’importe quel temps, il poussait son fauteuil roulant de ses mains gantées, à son rythme, laissant le métal argenté des roues glisser entre ses gants et d’un coup de reins, relançait son engin. Il donnait un coup sec pour traverser la rue et laissait ensuite aller jusqu’à la porte de la boulangerie que, dans la foulée, il ouvrait d’une nouvelle poussée. Un rituel ; et ceci chaque jour. Il repartait en musant un peu le long des grands platanes de l’avenue, son journal et sa baguette de pain calés sur un côté du fauteuil.

Et puis un jour, finie la balade, il avait disparu ; plus de rituel. A demi paralysé, allongé sur son lit, il regardait son fauteuil rangé dans une encoignure, inutile désormais, comme un enfant devant la vitrine d’un magasin de jouets. Il était content de nous voir, une petite visite de temps en temps, simple civilité de voisinage, et nous deux empruntés comme des collégiens, mal à l’aise et cherchant une contenance. Lui, pas dupe, petit sourire en coin, amusé de notre gêne. Ce jour-là, il faisait un temps magnifique, un de ces temps doux et agréable qui tend à la perfection, à vous fendre le cœur et trémuler l’âme.

C’est alors que sa fille, croyant bien faire, ouvrit à grands battants la fenêtre et que Léon lui lança cette tirade que Flaubert dans sa correspondance, prête à l’un de ses  amis  très malade qui ne voulait plus voir toute cette beauté qu’il allait bientôt quitter : « Je t’en prie, ferme cette fenêtre, fermez-la vite, c’est trop beau, c’est trop beau ! » Vexée, et ne comprenant sans doute pas l’allusion, sa fille sortit en haussant les épaules et claqua la porte. Lui, nous regardait d’un air ravi, content du tour qu’il venait de lui jouer et nous finîmes tous trois par éclater de rire.
Le lendemain, il était mort.

Son ami André se disait « intellectuel contrarié », insistant sur l’adjectif d’un rire grinçant. Il assumait ainsi la dualité entre une solide formation classique qu’il avait tenue à entretenir et son travail d’ouvrier-chimiste à l’usine Péchiney.  Pour harmoniser sa vie, il aurait fallu… mais bof, pourquoi vouloir refaire le monde et sa vie… Bonne pâte, il s’était accommodé de cette situation, petite vie de travail et d’amour, avec la pêche, les copains et son jardin lui aussi. Alors les deux hommes parlaient jardinage, ce qui les avait peu à peu rapprochés. André avait ce regard d’acuité que donne l’habitude de lire et de spéculer et aussi de côtoyer le réel d’un travail en équipe avec ses amitiés, ses engueulades et ses jalousies. Poids de l’expérience qui marquait sa connaissance des hommes.

Un jour que le mari de Violette se sentait contrarié, sans doute par l’un de ces petits riens qui prennent soudain une importance démesurée, André lui avait fait cette remarque, sans vraiment insister : « Ne fais pas comme moi, rejette toute idée de fatalité et dis-toi bien qu’on a toujours le choix, celui de sa propre liberté contre un certain confort par exemple. Pour toi, je ne sais pas mais tu dois trouver un intérêt quelconque  à ta situation, quelque part. Certains intérêts coûtent cher. Réfléchis-y. »

Il avait ajouté que lui André, avait sans doute peu ou mal aimé, refusant l’effort d’aller vers sa fille ou de se raccommoder avec cette sacrée cousine qui avait le don de l’irriter, seuls les livres et l’amitié lui avaient permis de supporter le poids de l’existence et même d’y passer de bons moments. Et puis, il aimait trop se perdre dans ses pensées, brasser des idées abstraites pour être un ambitieux, un réaliste, que le mot était la copule des hommes.
Les propos d’André l’avaient tant surpris qu’il tentât un examen de conscience sans parvenir à savoir ce que cachait sa tendance au  repli, quand les réunions du club le fatiguaient et qu’il revenait se réfugier dans son jardin.

En attendant, ce pauvre Léon n’ayant qu’une lointaine cousine avec qui il était brouillé et sa fille tétanisée par la disparition de ce père admiré et aimé, c’est Violette qui s’occupa de tout.

On ne pouvait reprocher à Violette de manquer de sens pratique. Il avait ménagé au fond du jardin un "ensemble kinesthésique" –fort content de son expression- en fait une mare assez exiguë mais charmante où coulait une minuscule cascade dont l’eau tombait ensuite en fines gouttelettes dans la mare, selon un système en circuit fermé. Sur ces quelques mètres carrés, il avait voulu créer son petit Giverny à lui, fouillis organisé d’un extraordinaire mélange de couleurs. Justement, lors d’une visite à Giverny, son regard avait été attiré par l’harmonie paradoxale des massifs dégoulinant de plantes et de couleurs et ce petit pont jeté là comme par inadvertance.

Une féérie supra naturelle qu’il avait ramenée aux justes proportions de sa petite ambition. Ce qui n’était pas vraiment du goût de Violette qui préférait ses carrés ratissés de rosiers et de plantes vivaces. Elle jugeait plutôt cette futilité comme une perte de place, un entretien superflu, une tocade coûteuse de son bonhomme de mari. Seuls ses parterres d’iris, de zinnias, d’iris, de pensées,  de narcisses, de jonquilles et autres plantes d’ornement disposées en rangs d’oignon trouvaient grâce à ses yeux. « Regarde, lui disait-elle avec fierté, la binette à la main, n’ai-je pas là toutes les couleurs de la terre, une floraison toujours renouvelée tout au long de saisons, qui ravit les yeux et emplit le cœur. »

Elle n’hésitait pas à couper des bouquets pour agrémenter la salle à manger ou embaumer le salon et à torturer les buis pour leur donner des allures tourmentées, des formes à sa fantaisie, ce qu’il désapprouvait en grognant, se contentant de jouer les utilités en maniant la brouette et virant les déchets dans la benne à compost.


Il aimait s’attarder dans son jardin, arracher une mauvaise herbe par ci, une feuille jaunie par là, regardant ses haricots à rame lentement se développer, admirant ce spectacle, ce miracle toujours renouvelé, cette permanence de la nature. Son père, agnostique et sceptique, constatait comme à regret  cet indicible qu’il faut bien nommer cependant, cette âme de la nature cachée dans les mystères de la vie, principe vital lové au sein des frêles tiges, des futures feuilles qu’on distingue à peine, encore enroulées sur elles-mêmes, image d’un au-delà du miracle si permanent qu’il semble évident.

Une bonne vigilance, quelques bons arrosages quand il faut, et la tige se déployait dans toute sa splendeur, protégeant un fouillis de minuscules feuilles à peine visibles, avec ses deux petites bourses, réserves qui peu à peu se videraient, répandant leur substance dans les membranes du haricot pour lui insuffler la vie. Jamais il ne se lasserait de ce spectacle, ce symbole de vie qui naissait sous ses yeux, dont il était simplement l’instrument. Il jouait les imitateurs, celui qui veut maladroitement recréer son monde à lui, à son image, bouturer, enter selon son humeur forcément réductrice de la nature.

Confrontation inégale avec l’homme qui aime jouer les apprentis sorciers, tenter de dominer cette nature si rétive,  face aux évidences axiomatiques de la vie. Manière de transcender ses limites et qu’un poète pourrait célébrer sur les cordes de sa lyre, l’art de magnifier sa défaite.
C’est pourquoi, il se contentait de respecter le cycle naturel de la vie, c’est pourquoi, comme Candide, il se contentait de cultiver son jardin.

L’homme aussi, pensait-il dépend d’un cycle naturel, passant par plusieurs phases qu’il résumait ainsi à sa manière, à la stupéfaction de ses amis (et de Violette) : « D’abord au temps de la jeunesse, on se révolte, puis on s’accommode et enfin ou accepte. » 

Dans ses souvenirs, ses paysages de  jeunesse marquaient le contraste entre l’étroit chenal souvent caillouteux où coulait l’Arc qui se frayait un chemin plutôt tortueux, s’engouffrant entre les rochers dans les passages resserrés,  et les pans étirés des montagnes qui dominaient la vallée. Images du passé figées dans sa mémoire, avant que le barrage avec l’usine de chlore n’assagisse la rivière et modifie le paysage.

Ses souvenirs, c’était aussi des bruits, la fluidité des eaux se glissant entre les pierres, rugissant puis "glougloutant" comme un chant d’oiseau, selon les saisons, la configuration du terrain, les bêtes meuglant dans les matins frileux, les couleurs de l’eau scintillant en bondissant d’une roche à l’autre, de la forêt automnale et cette fracture de couleurs entre sapins et châtaigniers, les senteurs marquées des saisons dans les alpages aux parfums sucrés et cette odeur forte d’étable en hiver quand les bêtes restent confinées en stabulation.
Dans les montagnes, la vie l’hiver se faisait dure et solitaire, on se réfugiait dans la vaste pièce à vivre, à l’abri des frimas et de la neige.

Ce qui est révolu est toujours nostalgique, se disait-il, parce que c’est une perte  irrémédiable, comme un outil obsolète, le sentiment d’un gâchis. Il n’irait plus aux estives, à quoi bon, pour voir les bêtes transportées en camion, qu’on fait descendre juste pour traverser un village, du folklore destiné aux touristes qui donnait quand même un peu de vie au village pendant quelques jours. Il mesurait ainsi le temps autant par ses sensations disparues que par ses rides.

Peut-être plus encore parce que ça lui inspirait des sentiments plus profonds. Il mesurait aussi ses pauvres espoirs de réussite, cette volonté d’être vraiment lui-même dans sa singularité, qui l’avait parfois tenaillée, ce désir d’être différent par ce qu’il était et ce qu’il faisait. Il n’avait pas la force d’André pour aller au renoncement et refuser le regard de l’autre. De ce point de vue, l’âge nivelle. Cette idée s’était imposée à lui depuis la mort de  

Léon, puisque maintenant ce qu’il a fait ou n’a pas fait n’a plus guère de sens.
Sans doute fallait-il en passer pas là, par toutes ces étapes pour aspirer à une certaine sérénité, une certaine distanciation, des étapes franchies sans même s’en rendre compte, même si à la réflexion, certains événements l’avaient profondément marqué : le déclin inéluctable de la famille ou la mort de cet oncle qu’il aimait tant. Il avait alors senti pour la première fois le poids des ans sur ses épaules. On ne revient pas sur son passé pour retrouver sa jeunesse. Marché de dupes.

Alors il retournait s’asseoir sur son banc de pierre pour rouler lentement une cigarette.
Tout jeune, comme beaucoup de ses copains, il avait travaillé pour les riches propriétaires installés dans les villes de la vallée. Il avait beaucoup appris à leur service, à les regarder vivre, commander, diriger, objet transparent à leurs yeux. Même si « on n’est pas du même monde, au moins je sais ce que je ne veux pas : être comme eux. »
Oui, une volonté de ne jamais dépendre de ces gens-là, tisser son cocon certes, mais bien à lui. On vivait alors uniquement de la terre dans les montagnes. Maigrement mais « sans rien demander à personne » disait sa mère qui avait sa fierté. Oui, comme sa mère, ne jamais dépendre des autres.

Il ne pénétrait dans la grande ferme à l’entrée du village que pour les travaux saisonniers : semailles, fenaison, moisson, cueillette des pommes et des châtaignes à l’automne quand on avait besoin de ses services. Main d’œuvre corvéable à merci. La vaste bâtisse à la longue façade incurvée, se dressait avec orgueil sur une élévation de terrain et symbolisait toute l’importance de la famille qu’elle hébergeait.

La patronne, d’un ton autoritaire, distribuait le travail et parcourait sans cesse les travées bordées d’arbres fruitiers pour contrôler les opérations. Lui, quand il venait, restait distant, n’aimant ni ce travail ni l’ambiance qui régnait sur l’exploitation. La patronne savait à merveille provoquer des dissensions, jouer des petites ambitions et des antipathies, ostensiblement bienveillante ou très cassante, c’était selon, payant les gens à son tarif, selon son bon vouloir. Une vraie peste.

Elle en imposait aussi par son assurance, l’ascendance qui émanait d’elle, son élégance discrète même en tablier dans son verger, comme si elle avait été préformatée pour jouer ce rôle.
Tout ce qu’il détestait.

 Jean-François                                                                                                                                 

Il était là, assis à côté de lui. Il venait de temps en temps sans bruit, s’asseyant d’une fesse sur le banc, calant peu à peu son dos dans le galbe du dossier. Son père lui tapotait la cuisse et lui passait sa blague à tabac. Un rite entre eux. Il avait pris la manière de faire de son père, pétrissant les brins de tabac, roulant une feuille entre ses doigts, y glissant une pincée de tabac, juste ce qu’il faut, en roulant le tout d’un geste sûr, en se concentrant sur ses mouvements jusqu’à ne plus penser à rien.

Préparation minutieuse aussi importante que l’acte lui-même de fumer. Rite d’initiation, de partage entre eux, par petites touches ; comme s’ils avaient besoin de s’apprivoiser. Le père avait envie de lui dire, de lui expliquer l’importance de ces gestes en apparence anodins. Mais à quoi bon ? Peut-être que son fils comprenait tout ça inconsciemment, sentait les réactions de son père à travers sa façon d’être, à ses « à quoi bon » suggérés par quelques gestes évasifs. Ce n’était pas tant intuition qu’une longue fréquentation quand les mots deviennent inutiles.

Chacun dans leurs pensées, ils fumaient ensuite en silence, une intimité au-delà des mots, avec quand même une petite pointe de peur d’être maladroits, des mots qui filent comme une anguille entre les doigts. Le père connaissait la puissance des mots, les quiproquos qu’ils pouvaient provoquer, les incompréhensions qu’ils généraient. Il en avait assez souffert pour savoir qu’il faut aussi apprivoiser les mots, les rouler sous la langue comme le tabac sous ses doigts. La formule « tourner la langue sept fois dans sa bouche » n’était pas forcément de pure forme.

Jean-François avait toujours été un enfant  doux et fragile, que Violette protégeait d’autant plus. Il s’était longtemps laissé faire, indifférent aux attentions étouffantes de sa mère, les recevant avec une indifférence polie.
Il préférait se lancer des défis, apprendre à jouer de la guitare, perfectionner le dessin, créer son groupe musical, ce que sa mère considérait comme des caprices. Plus Violette se plaignait plus elle fatiguait son fils. Maintenant, c’était chat et chien et le père avait bien du mal à apaiser leurs relations, à jouer le conciliateur, rôle auquel il s’était résigné, malgré ses réticences.

      - Vous vous êtes encore querellés, n’est-ce pas ?

Question stupide, il le savait.

Jean-François hocha la tête. Tout commentaire était inutile. Violette râlait, tempêtait, le prenait à témoin, sûre de son droit contre ce sale gosse qui laissait tout traîner, qui ne voulait rien entendre et semblait ne rien prendre au sérieux. Trop plein d’amour évidemment pour ce fils qui ressemblait à son père. « Deux enfants à la maison » disait-elle souvent d’un ton excédé. Indifférence marquée de Jean-François qui ne s’accommodait plus du statu quo avec sa mère. Coups de pattes, coups de griffes… et bouderies.

Moyen infaillible d’exciter sa mère : chausser ses écouteurs quand elle lui faisait des remontrances. Succès assuré. Lui le Père restait en-dehors de ces tiraillements, arbitre impuissant, qui s’en mêlait le moins possible. « Oh toi, oh toi », grognait-elle, à bout d’argument, en soupirant et haussant les épaules. Trop plein d’amour pour ce fils qu’elle aurait voulu à son image, la fille qu’elle regrettait, sa présence énervant, son absence insupportable. Et lui qui fuyait pour aller retrouver ses copains.

Ces derniers temps, Jean-François montrait à son père ses dessins, c’était son truc en ce moment, la bande dessinée, laissant pour un temps la guitare dans son étui. Il travaillait son graphisme et tentait de bâtir un scénario assez compliqué, « moderne et original » précisait-il, un rien fier de lui.

Son copain Bernard l’avait entraîné dans sa passion pour la BD. Après une exposition « fabuleuse » paraît-il, il s’était lancé à fond dans cette nouvelle lubie. « C’est de son âge, pensait le père, expérimenter, tester ses capacités, et se tester. » Pourquoi ne pas l’encourager après tout, l’aider à vivre ses passions, même si elles lui paraissent déraisonnables, et n’est-ce pas l’essence même de la passion que d’être déraisonnable, pour éviter les regrets, un sentiment de gâchis.

Tous les deux, ils remplissaient des pages et des pages de dessins brossés à l’encre de chine ou au crayon gras, copiaient des bandes dessinées à la mode pour se faire la main. Ils y mettaient tout leur cœur. Jean-François s’essayait au dialogue, constellant leurs dessins de grosses bulles pleines d’une petite écriture toute ronde, des histoires de gros méchants venus d’horizons lointains, de constellations perdues dans l’univers, robots maléfiques assoiffés de pouvoir, mais bien sûr vaincus par de beaux chevaliers venus tout droit sur de magnifiques alezans de la forêt de Brocéliande ou par un avatar malicieux d’Astérix.
Pas beaucoup d’imagination, pensait le père, mais une foi inébranlable dans leur talent.  L’apanage de la jeunesse.

« L’originalité doit bien finir par payer » disait-il à son père pour s’en convaincre lui-même. Il aimait venir un moment sur le banc faire partager ses passions à son père, la musique et plus récemment le dessin. Bien sûr, une complicité différente que celle qu’il partageait avec ses amis mais il aimait l’oreille attentive de son père et sa patience, les quelques mots qu’il prononçait, toujours pesés et bienveillants.

Le père voyait repartir avec regrets, lui glissant parfois un billet qu’il prenait en rosissant comme un gamin. Il se sentait comme lesté par le poids du passé, tout encombré d’histoires qu’il jugeait sans intérêt, dirimantes. Avec le temps s’instaure un équilibre, des échanges aussi bien rodés que les dialogues d’une pièce de théâtre.  Poids du passé pour lui le père et futur inconsistant pour son fils. Des plateaux d’un balance dont l’équilibre lui échappait, parfois des rémanences d’images qui s’imposaient sans qu’il n’y pût rien.
Il pensait à cette grand’ tante Adèle qu’il avait peu connue, qui "perdait la tête" disait pudiquement sa mère, délestée de la gangue de ses souvenirs. « Ah ! je me sens plus légère ainsi », lançait-elle à la cantonade dans ses moments de lucidité.

Pourquoi diable se sentait-elle si légère la tante Adèle, alors que lui, encore adolescent, la voyait plutôt prisonnière de la maison de retraite d’où, à la fin, elle ne sortait plus. Confinée le plus souvent dans sa chambre depuis le jour où on l’avait retrouvée au petit matin, transie au fond du parc où elle s’était réfugiée dans un bosquet d’arbustes. Sans pouvoir se repérer et retourner à sa chambre.  

Il avait en tout cas compris combien avait été précieux le tact bienveillant de sa mère, le poids d’amour des "pieux mensonges" pour gommer une réalité trop crue et il avait suivi à travers l’évolution de la maladie de sa tante le développement des mystérieux mécanismes biologiques où se dissout le poids du passé. Avec le temps, tout s’allégeait, la maison vendue après  le placement d’Adèle, ses meubles éparpillés puis son départ en maison de retraite. 

Sans bien se rendre compte de sa situation, elle disait de sa douce voix de petite fille qu’elle avait gardée : « maintenant, vous savez, je n’ai plus besoin de grand-chose, je me déleste. »
Elle nous regardait en souriant aux anges quand on lui rendait visite une fois par semaine, le rituel du mercredi après-midi, disant en joignant les mains : « Plus rien, hop, rien dans les mains (et elle nous montrait ses mains vides), rien dans les poches, plus de soucis ! » Et elle riait en haussant les épaules comme on confesse une bêtise. Ma mère en avait gros sur le cœur, elle la prenait doucement par le bras et l’emmenait dans la petite chambre qui était devenue tout son univers.  

Oui, elle s’était peu à peu délestée de tout, la pression du quotidien, toutes ces contraintes qu’on s’impose ou qu’on nous impose, puis de ses biens, de ces choses auxquelles elle tenait moins qu’elle ne pensait, puis de ses souvenirs, des pans de sa vie qui s’effilochaient avant de n’avoir plus grand sens pour elle. Seuls subsisteraient quelques fulgurances vite dissipées et les références à sa prime jeunesse. Dans sa tête, les générations se mélangeaient ; le temps abolissait tout. Lui aussi, le père, aurait aimé purger sa mémoire, trier ses souvenirs pour n’en garder que les plus chers, cette rencontre fortuite et merveilleuse avec Violette par exemple, « dernier cadeau du Père Noël », la naissance de Jean-François et quelques autres cadeaux de la vie qu’il gardait bien cachés au creux de son cœur.

La tante Adèle était morte depuis longtemps, et pour le père, elle était une ombre dans son panthéon secret, souvenirs dont il aurait aimé parler, qu’il aurait voulu partager (mais avec qui maintenant ?), qu’il gardait en lui comme un poids, comme un fragment de passé qui l’interpellait vainement.
Si Adèle s’allégeait au fil des années, lui s’alourdissait de souvenirs encombrants et désormais obsolètes.

Du côté de Vermont

Notre vie dans ce village semble maintenant si naturelle,  vue de l’extérieur, que rien ne nous distingue des autres ; un couple anonyme dans une petite maison plantée près de la grand’place. La place de Vermont l’appelle-t-on le plus souvent, du nom d’un café-restaurant "Chez Vermont"  disparu depuis longtemps.  Le propriétaire n’avait  pas fait long feu paraît-il, parti faire fortune ailleurs ou plutôt qui avait détalé avant d’être inquiété mais on ne sait au juste pourquoi, le  nom était resté.

Tous ces noms font parti du patrimoine local et se perdent dans la mémoire du village, nés au gré de déformations dont les archives donnent parfois la clé. Un groupe de jeunes, subitement férus d’histoire local –peut-être sous l’influence de l’historien Lucien Febvre, « un enfant du pays »- avait décidé de réactiver la mémoire du village en interviewant les plus anciens pour recueillir pieusement leur témoignage. Salutaire initiative qui donna lieu à une lecture publique par une belle journée sur le terrain de foot et réunit une grande partie du village.

« Le nom, c’est le village » disait sentencieux, un doigt levé, le père MuzotLes Tournassoux par exemple ont essaimé dans bien des hameaux alentour, si bien que par élision, dans les communes voisines, on appelle parfois le village Tournassoux. Peu à peu, le temps fait son œuvre et entérine les usages. Les noms ici se transmettaient de métiers ou de lieux-dits aux familles, mutant peu à peu vers des patronymes qui essaimaient souvent. Plus rarement,  c’était l’inverse, comme pour cet obscur tenancier « qui était reparti comme il était venu », juste un baluchon sur l’épaule pour virer cheminot et proposer ses services au jour le jour, ne laissant au village bien involontairement que son nom. Au lieu de traiter un gosse de « bon-à-rien », on lui disait alors « qu’il finirait mal, qu’il deviendrait un « vermont »,  mais l’expression s’était perdue et désignait plus maintenant que la place du village.

Au fil du temps, le village s’était assoupi, beaucoup de jeunes étaient partis gagner leur vie ailleurs, les petites fabriques qu’on avait toujours connues dans la région, qui tournaient le bois pour produire toutes sortes d’objets usuels ou décoratifs, des coupes ciselées, des jouets que les femmes peignaient, surtout  pendant l’hiver quand la terre était au repos, avaient fermé, avalées par le progrès, vaincues par le plastique, rejoignant les vitrines du musée des nostalgie, plombant les activités du village. Rien par le passé n’avait encore fractionné le village à ce point ni menacé son unité.

Les liens s’étaient distendus entre "rats des villes et rats des champs", préoccupations différentes, centres d’intérêt différents, modes de vie différents, le village avait eu tendance à se replier sur lui-même, encombré de ses résidences secondaires et sa pléthore de retraités.
Rien d’extraordinaire bien sûr, c’était le lot de la campagne française et de ses villages qui s’engouffraient dans le tourisme comme on respire une bouffée d’oxygène. Seulement ici c’était LEUR village, celui où ils avaient choisi de vivre, là où il pouvait agir, là où ils avaient leurs amis.
À leur petit niveau, avec leurs petits moyens.

Violette l’a souvent remarqué dans les associations auxquelles elle participe,  "ceux de l’extérieur" restent souvent en retrait, « n’ont pas le temps de participer » se défendent-ils, mais ils portent sans doute moins d’intérêt que d’autres à la vie du village. D’où les frictions entre familles, les résidents permanents, les autres, les "vacanciers", qui remplacent en fait les anciennes rivalités pour la possession de la terre. 

On sent bien quand même que les grandes fratries terrières qui ont si longtemps dominé le village, renâclent à perdre leur pouvoir, contemplant le cœur serré cette peau de chagrin, refusant d’accepter leur inéluctable déclin. De toute façon, lui "l’étranger, malgré sa carte de résident privilégié", n’aurait jamais pris l’initiative de déclencher les hostilités, ce n’était pas son rôle et on ne lui aurait jamais pardonné un tel manquement aux règles non écrites du village. Il n’était que "le mari de Violette !"

Sur une de ces cartes postales anciennes dont les collectionneurs raffolent aujourd’hui, on voit la grand’place avec le café-restaurant à l’enseigne "Chez Vermont"  qui fait l’angle avec la route qui descend vers le hameau de Tranchant, on voit aussi avec une grande émotion un homme en sabots tirer l’eau dans un grand seau en actionnant une pompe aujourd’hui disparue, et la cahute de la bascule où l’on venait jadis peser les chars à foin. De cette configuration ancestrale,  il ne reste rien aujourd’hui, balayé par "la force des choses", l’expression qu’employait Violette pour nommer ce qui le dépassait. 
Tout a disparu, remplacé par une grande place qui sert surtout de garage à voitures, au grand dam et au grand désespoir de Violette et ses copines qui l’ont bordée de pots de fleurs qu’elles bichonnent jalousement.

Les grandes photos d’école pâlissent dans les tenues datées, figées dans la vêture attendrissante d’une époque "blouses grises et sabots" pour les plus anciennes, vestiges de pratiques évoquées par le réalisme de photos pleines d’une énorme charge de nostalgie. Les photos, les objets anciens exposés dans une salle de la mairie et préservés avec autant de précautions que les trésors du Louvres, « valent selon Violette, autant sinon plus qu’un savant traité de sociologie. »
« Eux au moins ne jugent ni n’analysent, ils montrent et exposent. »
Violette n’aime pas les thésards. 


Le public s’exclamait en reconnaissant certains visages, avides de décrypter des traits indélébiles à travers des frimousses encore poupines, des yeux lointains ou rieurs, des sourires crispés ou rêveurs, une attitude de circonstance dictée par la solennité de l’instant qui précède la prise du cliché, autant de réminiscences pour confronter ses souvenirs.
Il s’exclamait aussi à l’examen de cartes postales rappelant ce qui n’est plus et dont les photos témoignaient, ressuscitant des images figées d’un passé qui lui échappait.  

"La Clé des champs"

Cet hiver, notre association "La Clé des champs" –c’est-à-dire la douzaine de retraités qui s’activent pour lui donner corps- avait organisé une exposition photos avec les classes de l’école primaire. Oui, il m’arrive parfois d’abandonner mon jardin, mes semis, mes légumes et mes arbres fruitiers pour aller pousser la chansonnette à l’église ou participer à d’autres activités comme celle-ci.

L’admission se faisait plutôt par cooptation, des affinités conjuguées à quelque filiation pour compléter son cursus, suffisaient pour être intronisé. On n’avait pas poussé le vice jusqu’à la lettre de motivation. Moi, ma carte de visite avait suffi, j’avais été admis en tant que "mari de Violette". Il faut dire que les candidatures n’étaient pas légion.

Les discussions étaient parfois animées, les positions affirmées et la bonne humeur ambiante n’excluait pas la confrontation. Le nom même de l’association avait fait polémique, entre les "musiciens" défenseurs de "La clé des chants" et les amoureux de la terre tenants de "La clé des champs".  Deux camps représentatifs des tendances antérieures, d’un côté Colette Tournissoux, la femme du premier adjoint au maire, de l’autre Marie Grézériat, grosse famille d’exploitants encore très influente au village. Un enjeu aussi excitant qu’une campagne électorale, qui rappelait aux anciens le problème du remembrement.

Je flairais l’embrouille, sans bien savoir où étaient les vrais enjeux, sous couvert du choix d’un jeu de mots sur le nom de notre association. Comme  "mari de Violette", à ma grande stupeur mêlée d’une certaine appréhension, j’apparus comme étant assez neutre pour pouvoir dépasser les querelles locales. Une espèce d’électron libre capable d’apaiser les passions.

Facile à dire. Plus que ce pouvoir éphémère, j’avais l’impression d’être en équilibre sur un fil. Position fort inconfortable. Et puis le pouvoir… Michel Serres n’a-t-il pas écrit que « le pouvoir ne rencontre qu’obéissance à sa puissance. » C’est Violette, qui connaissait bien son monde, qui me souffla la solution. Malgré quelques rebondissements que tout bon scénario sait ménager, nous finîmes par trouver une solution… en négociant façon Violette et si "La clé des champs" fut finalement retenue, ce fut avec une belle subvention municipale… à la clé !   

La mémoire est ici le bien le mieux partagé, après la terre bien sûr. J’avais l’innocence des non initiés, aucun outil pour dénouer les fils du passé et pour comprendre les enjeux du présent. En quelque sorte, l’innocence des amnésiques. 

Ces avatars n’empêchaient pas de passer de bons moments pendant nos activités. Excités comme des gamins, retrouvant les jambes de nos vingt ans, on avait sillonné les rues du village, les chemins menant au moindre hameau –et ils sont nombreux par ici- pour récupérer les photos surannées de temps disparus, sagement rangées  dans un tiroir ou oubliées dans une malle du grenier, photos poussiéreuses des veillées d’antan dont certaines remontaient aux débuts de la photographie (de vrais trésors pieusement conservés), photos maladroites, souvent mal cadrées ou prises de trop loin, représentant une fête de la batteuse, des jeunes gens chargeant une charrette de foin ou une paire de bœufs tirés à l’aiguillon en train de labourer un champ.

Des photos de famille aussi, défraîchies,  aux visages familiers, parfois inconnus. « Qui est-ce celui-ci, à côté de ma mère, tu te souviens Léon, un cousin peut-être ? » Léon faisait la moue et on se passait la photo de main à main, mais non, personne ne se souvenait, celui-là est bien mort, il restera inconnu comme le soldat du même nom, englouti à jamais dans « la fosse commune du temps ».

On y découvrit pêle-mêle des portraits des grands-parents dans de petits formats disparates, souvent mal centrés, un peu flous aussi, mais assez rares pour qu’on nous les prête avec réticence. « Prenez-en bien soin, hein, on n’en a pas d’autres. »  Autant de tranches de leur histoire familiale qu’ils nous confiaient avec réticence. L’ensemble donnait un florilège de la mémoire du village, surtout maintenant qu’on y attachait beaucoup d’importance, les Tournassoux du bourg, de la Croix-Level  et de Champlain, les Petit de Chaussat, de Vilard-Putet, de Vilard-Chapelle ou de Grézériat qui finirent par prendre le nom de leur hameau pour mieux se différencier. Ainsi ils ne furent plus les Petit, habitant Grézériat mais simplement les Grézériat. Une identité bien à eux qui les rattachait à leur terre, supprimant toute confusion avec les Petit des hameaux alentour.

Pierre Muzot, c’était la mémoire du village, vous démêlant en un tournemain, mieux qu’un maître généalogiste ou qu’un tabellion pointilleux les arcanes des relations labyrinthiques entre les plus grandes familles du village. Violette parle plus volontiers de clan, mais elle est « une enfant du pays ». Un travail d’artisan que je lui concédais volontiers et lui valait le respect de tous. Personne ne se serait permis de contester son savoir ou de le contrarier, même si à son grand âge, la mémoire lui jouait parfois des tours.

Notre charmant et toujours vert "presque centenaire" n’aurait laissé à personne son titre de "cicérone du village". Titre devenu quasi officiel, conféré par madame le maire –certains disent "mairesse" mais elle s’en fiche- dans son discours inaugural de la nouvelle salle des fêtes l’année dernière.

Tout le village, qui se pressait ce jour-là autour de la tribune en attendant patiemment l’ouverture du buffet, assistait aux festivités en l’honneur de Pierre Muzot. Il y eut bien quelques sourires en coin des rares sceptiques, jaloux de la joie non dissimulée de Pierre. Les applaudissements nourris signifiaient qu’ici on aimait bien le Pierrot mais aussi  que les meilleurs discours sont les plus courts.

Violette était bien sûr de la fête, récompensée par l’accolade démonstrative du premier adjoint au maire –également son conscrit- pour  « sa gentillesse, sa disponibilité, sa contribution active et efficace » au fleurissement de la commune. Nouveaux applaudissement tout aussi nourris –seuls les ventres étaient encore vides- et rosissement ému pour une nouvelle accolade protocolaire suivie de la remise d’une magnifique gerbe de fleurs aussi roses que les joues de Violette devenue tout à coup d’une timidité de midinette. 

Avec cette armée d’activistes du pot de fleur et des parterres tirés au cordeau,  qu’elle menait d’une main de maître, la grand’place ne serait bientôt plus qu’un gigantesque champ de géraniums, de pélargoniums, de lierres grimpants… et la terrasse de la mairie bientôt plus qu’un énorme bégonia. Au milieu de tous ces incarnats, ces magenta, ces vermillons mêlés d’oranger vif, on finirait tous par voir rouge…

Dès son retour, Violette s’était tout de suite sentie à l’aise, comme si elle n’avait jamais quitté son village. Pour lui "l’étranger", ce fut moins évident, malgré des voisins aimables et serviables, qui prenaient souvent de nos nouvelles. « Oh, on s’inquiétait un peu, on ne vous a pas vus hier » s’exclamait la mère Fournier quand elle ne les apercevait pas de la journée.  Des relations villageoises tissées par le temps, autant de subtilités échappant au béotien. Lui restait toujours un peu  "différent", sans cette connaissance  des histoires et des codes qui donne toute sa densité aux relations, « le mari de Violette » grinçait la mère Amiral sans aménité lors des papotages du mercredi matin autour de la camionnette du boucher.

Une camionnette au klaxon attendu qui sonnait l’heure du rendez-vous sur la place, chaque mercredi à onze heures sonnantes à l’horloge du clocher. Été comme hiver, fier d’être à l’heure et de pouvoir dire à tout le monde « je suis bien le seul à pouvoir le faire ! » Le troupeau des commères qui accourait autant pour discuter que pour faire leurs provisions, s’agglutinait autour de son étal dans une ambiance de jour de soldes. 

« La meilleure façon d’être acceptée, c’est de participer » lui avait précisé Violette. D’où La Cléf des champs qui l’avait sorti de son jardin et de son quant-à-soi. Il y avait les moments partagés, tous ces petits riens, ces anecdotes, les fous rires qui en appelaient d’autres. Il y avait cette amitié avec la voisine, la mère Fournier, seule désormais depuis le décès de son mari et l’éloignement des enfants. Quand son jardin produisait bien assez pour eux deux, il offrait à sa voisine ses tomates, ses haricots, ses salades… ce que le jardin produisait parfois en abondance, et elle en contrepartie lui apportait les fruits de son verger, selon la saison, un panier de cerises, de prunes, de pommes et à l’automne, des figues et des noix.

Il y avait aussi des échanges badins en apparence, avec cette autre voisine par exemple « Comment allez-vous aujourd’hui madame Jacquet, toujours vos rhumatismes ?... Ah, j’ai aperçu votre petite fille dimanche matin avec son dernier, il a bien grandi… et votre fils, vous avez des nouvelles ? »

Dialogues des apparences, dirait-on, sans grand intérêt. Et pourtant… Poser ces simples questions, c’est penser aux autres, montrer qu’on s’intéresse à eux, qu’ils comptent pour vous ; ne pas les poser, c’est leur manquer de respect, les snober, les nier.
Dialogues des apparences certes, mais aussi terreaux de relations plus fines, hermétiques aux "étrangers", indiquer par e biais ses sentiments, plaisanter, faire preuve de compassion, proposer son aide ou marquer son accord… autant de codes forgés par années, datant parfois de plusieurs générations.

La mère Amiral marquait encore à l’occasion son territoire, lâchant parfois un « Ah, c’est vrai Violette, ton mari ne peut pas savoir, il n’est pas d’ici, une pièce rapportée ! » Violette se détournait, pour une fois sans répondre du tac au tac, prenant sur elle pour éviter d’envenimer les choses. Que ne participait-elle à la vie du village celle-là. Violette ne se privait pas ensuite de le faire remarquer à ses copines ni de la débiner devant qui voulait l’entendre.

Lui, le mari incriminé, n’en faisait pas cas, comme si ces piques inutiles ne l’atteignaient pas. Guère plus qu’une piqûre de moustique. De son point de vue, le village ressemblait à un vieux couple qui, malgré les crispations et les frictions du quotidien, malgré les crises à surmonter, reste uni à travers les milliers de fils ténus qui tissent la trame de leur vie.
Violette, qui ne fait jamais les choses à moitié,participait avec enthousiasme au fleurissement du village, récompensé l’an dernier par le sévère Comité départemental de fleurissement, et lui au fonctionnement d’une petite troupe théâtrale avec les jeunes du collège. Pour la nouvelle saison, il cherchait une comédie décalée tranchant avec les pensums scolaires.

Pour Violette, fleurir la commune était l’occasion d’allier l’organisation d’une activité ludique avec la rencontre de copines perdues de vue depuis longtemps. Mais c’était aussi devenir quelqu’un d’important dans la commune, de jouer un rôle social emportant le respect des autres et suscitant quelques jalousies.

Mais ces dernières considérations échappaient à Violette qui, dans le fond, s’en foutait.
On avait bien susurré à Violette de se présenter aux prochaines élections municipales mais elle avait repoussé la suggestion d’un revers de manche : « Oh tu sais, avait-elle répondu de façon évasive à l’adjointe au maire qu’elle connaissait bien, j’ai déjà beaucoup à faire avec La Clef des champs, le jardin et d’autres activités qu’il ne me reste guère de temps pour moi… et pour mon mari. Déjà que je le vois assez peu, il n’y serait sans doute pas favorable.  Je l’entends d’ici en train de ronchonner… »
Fin de non recevoir.


« Tu réfléchira quand même Violette, il nous faudrait quelqu’un comme toi à l’action culturelle. » C’était tout réfléchi. « Sans doute, sans doute… »  avait-elle répondu, évasive,  pour ne pas peiner son amie.

Cependant, elle lui en parla et sa réaction fut ce qu’elle attendait : il rumina, maugréa, lui fit la tête pendant plusieurs jours, jurant qu’on ne l’impliquerait pas dans cette décision. Puis il attaqua, disant à toutes les oreilles compréhensives que le poids des retraités au conseil municipal était déjà importante et devait être mesurée et que la commune devait "assumer sa ruralité". Il prononçait ces derniers mots d’un air inspiré, assez content de sa formule. Ce qui faisait beaucoup d’effet, même à ceux qui ne comprenaient pas. Les "oreilles compréhensives" s’empressèrent bien entendu de répandre l’information, ce qui indisposa fort certains membres du conseil municipal.

Et on n’entendit plus parler d’une éventuelle candidature de Violette.
Alors, à son tour Violette lui fit la tête pour ce coup tordu fait derrière son dos et parce que sa copine adjointe au maire n’avait pas apprécié… Et lui avait repris son statut de "mari de Violette".

Il serait toujours quelque part une espèce d’étranger au village et parfois aussi étranger à lui-même, à celui qu’il était, à celui qu’il avait été, des images figées qu’il projetait encore dans son imaginaire, le jeune homme dans la splendeur de ses dix-huit ans, qui rêvait d’impossible, de partir à la recherche d’un graal évanoui dans les arcanes du quotidien.

Était-ce bien lui ce jeune homme si rêveur, aux aspirations enfouies dans les fantômes du passé, si naïf qu’il en devenait attachant, qu’en tout cas, il ne reconnaissait plus.
Il se sentait si différent, un décalque ou des photocopies qui peu à peu s’altèrent, jaunissent et perdent leurs couleurs, s’estompent peu à peu dans les profondeurs du passé. Rien ne dure. La belle affaire et la belle découverte.

Dans ce visage buriné par les journées passées au jardin, les traits s’étaient creusés, accusant le saillant des pommettes, la largeur d’un front dégarni, on retrouvait quand même dans certaines attitudes des expressions récurrentes plus juvéniles, une manière d’être intangible qui transparaissait sous la gangue des années. Il se voyait comme une espèce de pénéplaine érodée par le temps et les événements. La vie, maîtresse accapareuse, s’était chargée de distribuer les rôles et de grimer son personnage.

L’essentiel, quand il y repensait maintenant comme à une évidence, assis sur son cher banc de pierre, sa blague à tabac ouverte dans des mains calleuses, avant que cette peau de chagrin ne devienne confetti, était de s’occuper de Jean-François, conforter sa confiance en lui, renforcer cette complicité qui s’était naturellement installée entre eux dans les paroles échangées mais aussi les gestes, les regards, les silences, au-delà de la vigilance sourcilleuse de Violette qui devait parfois se sentir à l’écart, étrangère face à leur intimité.

Dans ses yeux troublés par ces évocations, « plus qu’hier et moins que demain » disait un poème, il ne voyait qu’une lumière, qu’un repère, les beaux yeux verts aux reflets améthyste de Violette qui s’embueraient d’un léger voile d’émotion si elle le découvrait ainsi le regard perdu vers l’horizon, assis sur son banc, sa blague à la main.
Violette, au fond, était restée une sentimentale.

< Ch. Broussas, Le mari de Violette - Feyzin, 28/09/2014 - © cjb © >
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