lundi 28 septembre 2015

Bon pied bon œil (JP 10)

         Ferme du Sud-Jura
« Je crois avoir pendant ces longues années (qui m'ont paru si courtes) été fidèle à mon idéal, à mes amis, à Louis Lecoin. » May Picqueray, May la réfractaire
 
Vers l’est du pays, le Revermont jurassien se découpe en vallées effondrées, les Reculées, qui créent des à-pics spectaculaires dans la roche jurassique, et s’ouvrent sur de larges cuvettes, les Cirques. Vus de haut, des sommets alentour, ils offrent une vue grandiose, coupés d’anfractuosités et de grottes qui attirent maintenant les touristes à la belle saison. Bernard, en hôte attentif,  pour nous changer les idées, fier de son pays, nous emmènera visiter celle de Beaume et son  magnifique panorama. 

Coincé entre les deux cirques les plus majestueux, celui de Beaume-les-Messieurs au sud à hauteur de Lons-le-Saunier, avec son ancienne abbaye nichée tout au fond, à l’abri des vents qui balaient les hauteurs l’hiver venu, et plus au nord, celui du Fer-à-cheval, à hauteur de la cité d’Arbois, s’étend le cirque de Ladoye, moins grandiose mais plus sauvage.
Ici,  s’étend le domaine du vin jaune.  

Bernard, qui devait regagner son cher Jura, voyant notre triste état, nous embarqua avec lui. Inutile d’insister sur la morosité du voyage. Sa grande baraque qui s’ouvre sur un paysage grandiose jusqu’à l’horizon, est un havre de paix. Juste ce qu’il nous fallait. En bottes et grand pull multicolore qui lui monte jusqu’au menton, il revient de la remise située derrière la maison avec une énorme brassée de bois. Dans l’immense cheminée de la salle commune, il dépose d’énormes bûches d’acacia et des rondins de résineux qui embaument l’air de leurs senteurs épicées.


Ici pas de meubles en plastique ou en matière composite, tout est en bois. De vieux meubles sculptés par son père ou par un menuisier voisin le père Vincent, burinés, cirés avec amour, jusqu’aux lambris, jusqu’aux murs plaqués sur toute la partie basse d’un bois sombre. L’ensemble donne une impression de confort et de chaleur dans ce pays au climat rigoureux. (On en a eu un petit aperçu en arrivant)   

Sa maison a "de la gueule" comme on dit, murs extérieurs tapissés de petites plaquettes en bois qui lui donnent des airs de grand chalet. June lui en fait compliment.

 - Oh, ce n’est qu’une ferme jurassienne que j’ai arrangée au fil du temps, que j’ai aménagée à mon goût.
- Pourquoi ces espèces de petites tuiles sur les murs ?
- Pour protéger du froid, ma chère amie. Tu as dû déjà t’apercevoir qu’ici ce n’était pas superflu. Et aussi parce que ça me plaît. J’y trouve une beauté brute, naturelle ; et j’aime le bois. Ici, le bois j’en ai senti l’odeur, suivi les nervures, je l’ai entendu "chanter" sous le tranchant du rabot et de la varlope pendant toute mon enfance. Très tôt, j’ai manié les instruments dédiés au bois, comme la tarière ou le bédane, sous l’œil amical de mon père et du père Vincent. 
-  C’est toi qui l’as fait, n’est-ce pas.
- Pas vraiment. Je répare, j’entretiens… Ces plaquettes s’appellent des tavaillons, fabriqués avec de l’épicéa, une espèce de sapin. Pour cela, on choisit des arbres assez âgés, aux longs fûts rectilignes et réguliers, avec un minimum de branches pour éviter les nœuds. Je les appelle "les colonnes du ciel".

Nous suivons de loin, dégoûtés et déjà sûrs du résultat, le déroulement des procès, les suites judiciaires de la manifestation. Là aussi, le pouvoir avait dégoupillé ses grenades juridiques extraites de la loi anti casseurs et de la procédure de flagrant délit. L’arsenal de guerre juridique était bien en place, bien rôdé, basé sur des enquêtes bâclées, des témoignages bidon pour des condamnations exemplaires.

Le scénario est écrit, la pièce est jouée et le déni de justice présenté comme une nécessité politique. Nos amis sont considérés pis que des droits communs, condamnés plus durement, traités avec plus de violence. Mais eux, il est vrai, défient le pouvoir, le  menacent et pointent les béances de ses fragilités et de ses turpitudes.

Nous sommes groggys. Heureusement, Bernard et Jean-Paul, qui en ont vu d’autres dans leur longue vie de militants, replacent les derniers événements dans un contexte plus large, dans la longue épopée semée d’embûches de notre mouvement et la permanence de notre altérité.

Le Jura et ses contrastes, ses monts tantôt aux formes apaisantes, tantôt dressés aux formes brutes et découpées, ses rivières qui se faufilent parmi les roches et les éboulis caillouteux, et soudain disparaissent parfois dans des failles, offre des allures de forteresse. Des pertes dissoutes dans un sol karstique qui reparaissent plus loin dans des résurgences tout aussi soudaines. Les eaux semblent ainsi jouer à cache-cache avec les fissures qui s’ouvrent ici ou là en autant de gouffres et de grottes.  

Le vent du nord qui mugit l’hiver sur les hauteurs peut, dit-on par ici, bercer le cœur des hommes d’un souffle complice ou rugir en eux, s’insinuer en une terrible angoisse.  Il faiblit peu à peu en s’engouffrant dans les épaisses forêts de résineux qui protègent les villages mais favorisent les gelées.

Par contre, le vent des "nouvelles" est un doux alizé qui porte les informations au gré des courants, filtrées par un air dur et limpide. Ça nous allait bien, on ne voulait plus rien savoir des heurts et malheurs de Creys-Malville.  Ici, de Voiteur à Château-Chalon jusqu’au fond du cirque de Ladoye, on avait commenté les événements pendant un jour ou deux, feu de paille de l’actualité, puis on était passé à autre chose, à d’autres sujets. Nous qui étions en première ligne, le nez dans l’action, prenions la mesure de la relativité de nos efforts.  

Dans les bassins qui s’étageaient sur une pente en escaliers, alimentés par un flux d’eau continu qui coulait lentement jusqu’au grand bassin de décantation en aval, les truites sinuaient inlassablement, tournant sans cesse dans cet univers clos. Parfois, d’un coup bref, elles disparaissaient  dans les algues et les herbes moussues qui tapissaient dans chaque angle les parois du bassin. 


Un jeune homme en cuissardes, équipé d’une épuisette, jaugeait chaque animal et quand il lui paraissait de bonne taille, plongeait soudain l’épuisette dans l’eau d’un geste souple et précis, le retirant encore tout ruisselant et le lâchant sur la berge. La truite hors de l’eau frétillait puis donnait de brusques coups de queue, comme prise de spasmes et, au bout de quelques secondes, retombait inerte et vaincue sur le sol herbeux. Parfois, prise d’un espoir insensé, elle reprenait vigueur, tressautait encore jusque sur les gravillons du chemin. 

« Voilà comment fonctionne une ferme aquatique…  ce pourrait être des poulets ou des porcs que ça ne changerait rien » commenta Bernard avec amertume. L’air buté et les mains dans les poches, c’était mauvais signe. June le prit par le bras et ils s’éloignèrent un moment. Elle avait le chic pour le détendre et lui changer les idées. Tant qu’il restait centré sur son idée, il ne décolérait pas.
Les hommes de conviction sont ainsi.


« Demain, je vous emmènerai découvrir des truites sauvages dans la rivière qui court dans la montagne, quelque part là-bas en haut » nous dit-il en désignant d’un geste les monts qui ourlaient le ciel du côté est. « Vous savez, les truites de montagne, elles sont comme nous, libres et méfiantes dans un milieu qu’elles connaissent bien. On ne les attrape pas si facilement. »

Truites d’élevage contre truites sauvages : le message était clair. Le lendemain, après un court trajet en voiture, nous voilà partis sac à dos par les chemins escarpés, puis à longer le cours de la Seille en direction du cirque de Ladoye. Bernard jouait au guide, commentant les lieux. « L’eau bouillonne là-bas dans les rochers puis file comme ici dans un coude de la rivière ou là dans un trou d’eau. On ne peut décrire la beauté de la bête qui scintille dans la lumière du jour et présente encore toute frétillante sa robe superbe, son grisé argenté constellé de petits points rosés. »
Fin de la balade et de la démonstration. On rentra crevés mais heureux. 

Bernard avait préparé sa tenue du pêcheur, un large chapeau et les cuissardes à portée de mains, vérifiant avec minutie son matériel et ses appâts. Il avait parfois l’impression de se balader au milieu de combats dont les enjeux le dépassaient. L’impression que les dés étaient pipés. Il lui fallait ce retour aux sources pour « retomber sur ses pieds » comme il aimait à dire. Le climat de Paris ne lui convenait guère et il s’en évadait à chaque occasion.  
Un jour, il m’a dit : « À une époque, je suis revenu vivre près de cinq ans par ici quand, comme l’a écrit André Breton, " j’ai cessé de me désirer ailleurs".  Et puis la réalité a repris ses droits… »


- Alors, tu te prépares pour retourner pêcher, demanda June pour dire quelque chose.
- C’est pour demain matin, à l’aube, quand vous serez encore plongés dans vos rêves.  J’ai un rendez-vous avec une vieille truite récalcitrante, si méfiante qu’au moindre frémissement, elle se faufile dans les souches et les racines des arbres qui bordent le Suran.
Inutile alors d’insister, on ne l’aperçoit plus de la journée. 

Le temps ne se prêtait pourtant guère à ce genre de divertissement. June n’y connaissait pas grand-chose mais quand même…

- Penses-tu vraiment Bernard qu’on pêche la truite en cette saison ?
- Tu as bien raison, ce n’est pas un temps à mettre une truite dehors.
- Nul n’est tenu d’espérer pour agir. N’avons-nous pas toujours œuvré selon ce principe ?
- Le principe n’est pas tout, même s’il doit guider l’action.
- Sais-tu Bernard, je me sens une espèce de poussière de lune comme je disais paraît-il toute petite, simple élément d’une chaîne, perdu dans la galaxie du quotidien, luttant contre un principe de réalité qui nie toute aspiration à l’utopie et réclamant le droit d’aller décrocher la lune. Des fois, quand le ciel est pur, je me plais à croire que ces millions de poussières de lune qui constellent le ciel nocturne, représentent la force du collectif pour changer les choses.


< Ch. Broussas, Bon pied bon œil JP 10 - Feyzin, 28/09/2015 - © • cjb • © >

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