mardi 23 juin 2015

Des hauts et des bas (JP 4)

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« La capacité révolutionnaire des masses ouvrières a été freinée par la décapitation de la révolution libertaire pendant et après la Commune (…) Cette épuration automatique de la révolution s’est poursuivie par les soins des États policiers jusqu’à nos jours. » Albert Camus  "Actuelles" (cité par Michel Onfray dans L’ordre libertaire, p 378)


      
   

Après notre belle démonstration largement médiatisée et le « sang-froid des forces de l’ordre » salué par un préfet sur la sellette, mal à l’aise devant les journalistes, le pouvoir pensait surtout à sauver les apparences. Discussions et dialogues sont les mamelles de la démocratie… et une bonne façon de noyer le poisson. 

Pour le pouvoir, seules les apparences semblaient compter. Il fallait montrer que force restait à la loi, que la place avait été débarrassée de ses occupants et rendue à la circulation publique. Propre et nickel. Un bon coup de lance incendie pour nettoyer la place et qu’elle devienne montrable. Et que ça saute, la télé va débarquer illico.

La télé, toujours sur la brèche, prête à dégainer cameras et micros, avait zoomé sur les tentes démontées et les quelques bricoles disséminées, laissés là par les sans-abris lors de leur expulsion, que les boueux étaient en train d’évacuer. Place nette. On voyait encore quelques bouteilles de bière vides joncher la chaussée, quelques quignons de pain sortis de sacs éventrés, maigres témoins qui accusaient malgré eux les squatters voleurs d’espace public, autant d’objets incongrus qui allaient bientôt disparaître à leur tour.
Circulez, il n’y a plus rien à voir.


D’une plume rageuse, Le Figaro en rajouta, en profita pour fustiger ces asociaux auxquels on faisait décidément trop de publicité, parlant d’un viol inacceptable de la propriété publique et d’un manque de respect de leur part pour la quiétude des habitants du quartier. Bernard, à la plume toujours acerbe, glosait sur la colère des mémés du quartier, privées de sorties pendant une petite semaine, qui n’osaient plus venir faire pisser leur chien.

Comme prévu, les négociations promises s’éternisaient mettant June, toujours aussi patiente, dans tous ses états. Elle devenait si nerveuse que même notre relation en souffrait. Nous nous sentions tous impuissants face à la mauvaise volonté évidente de nos interlocuteurs et June admettait enfin qu’on nous avait pigeonnés. Et ne décolérait pas. Le Figaro prétendait sans honte que nos exigences « bloquaient les négociations et qu’on ne parviendrait à rien avec des "jusque boutistes" qui ne voulaient en fait que faire parler d’eux. »

- Ils nous mènent en bateau, bien sûr. Nous n’arriverons à rien avec ces gens là. Comment a-t-on pu être aussi naïfs pour croire qu’on pouvait leur faire confiance. Ils ne lâcheront rien, rien d’important. Des promesses, toujours des promesses. « Oh ! Que vous êtes donc pressés ; pensez-vous qu’on puisse régler de telles questions si vite,  par un coup de baquette magique ! » Chaque fois qu’on fait une proposition, on bute sur des problèmes à répétition : ils n’ont pas le pouvoir de signer un engagement aussi précis, bla bla bla, « il faut au moins un an pour budgéter une telle mesure qui, de plus, implique aussi un autre service… bla bla bla, » 
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Ils nous mettent constamment des bâtons dans les roues.
Constat d’échec programmé. Nos protestations tombèrent vite dans une indifférence polie, les micros et cameras qui se tendaient généreusement vers nous s’enfuirent bien vite dans d’autres directions. Actualité oblige. 

Mais reprendre les actions, pas question, trop compliqué. On ne mobilise pas les gens sur un simple claquement de doigts, surtout après la tension nerveuse des derniers jours. June le savait, elle n’insista pas. Le présent, c’est une quinzaine de militants emprisonnés, traînés en justice, inculpés pour des raisons aussi imprécises que spécieuses, le rouleau compresseur du pouvoir se met en place pour nous écraser dans le creuset des procédures judiciaires. Force doit rester à la loi, il fallait le faire savoir. 

Finalement, ça l’arrangeait le pouvoir, il avait sous la main un super bouc-émissaire qui lui permettait s’asseoir son autorité à bon compte. Finalement, il se servait de nous, nous instrumentalisait à son gré. Il prenait une mesure inacceptable, il concoctait une petite provocation… et voilà, on réagissait, il nous laissait quelques jours la bride sur le cou en criant au désordre, intervenait en douleur puis faisait donner la grosse Bertha des CRS et le tour était joué.
 

Chacun son rôle, on jouait les utilités, aussi inutiles que l’opposition parlementaire qui faisait ses petits discours et déposait de temps en temps sa petite motion de censure sans lendemain. Et en prime, la certitude de notre inutilité. « La non-violence, notre credo… » lançait June avec une conviction communicative… mais jusqu’à quand ? Depuis cet échec, elle s’était enfermée dans un mutisme boudeur dont elle ne sortait que pour m’apostropher. « Monsieur doit être content, n’est-ce pas, la belle stratégie idéale pour conforter l’action non-violence a vécu. Finie la belle utopie, on ne fait pas la Révolution en brandissant des fleurs. »

Il fallait d’abord composer avec le pouvoir, changer notre fusil d’épaule. Écœurés par sa duplicité, chacun retourna à ses activités en ruminant ses rancœurs. On se refermait sur nous-mêmes et ce pouvait être dangereux. Après la non-violence… Déjà des sournois, dont un certain Jean Saltin, un militant tombé de nulle part, qui nous avait rejoint depuis peu, complotaient contre June et sa prétendue mainmise sur le mouvement. Il était temps d’agir pour ne pas laisser pourrir la situation.

Le présent, notre présent, c’était d’abord d’aider ceux qui avaient morflé, montrer qu’on était solidaires, une vraie famille prête à prendre en charge ses membres les plus en difficulté et leur famille. Accord unanime sur le principe.

Mercredi soir, réunion lugubre d’après manif. Les débats partent dans tous les sens puis ça s’essouffle comme un feu qui couve pour reprendre de plus belle. Quelques excités huent June et réclament sa démission pour incurie et lâcheté face au pouvoir. Apparemment, des types prêts à utiliser la manière forte et à en découdre avec les flics. Beaucoup de déçus étaient peut-être décidés à les suivre. Le syndrome du mouton. 
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Comme tout le monde parlait en même temps et qu’on ne s’entendait plus dans ce local trop exigu pour l’assistance, où les voix avaient tendance à résonner, persuadé qu’on n’arriverait à rien, je pris le parti de quitter les lieux, suivi de June, de Bernard (de Sacha) de quelques autres de nos amis, sous les quolibets des meneurs.

Il nous faudrait reprendre l’initiative rapidement et empêcher cette bande de malfaisants de se répandre. June eut l’idée de convoquer une assemblée générale extraordinaire pour purger la situation mais avant, je voulais placer les militants devant leurs responsabilités et les mettre en garde contre le danger de scission. On les a travaillés au corps le temps d’organiser la réunion. La plupart étaient plutôt paumés, balançant sur la stratégie à suivre, comme vidés après l’intense activité des dernières semaines. On comptait sur le charme et l’abnégation de June, qui se démenait pour aider les militants arrêtés, pour faire pencher la balance.


Réunion plénière dans la salle de la Mutualité. Tout le monde est à cran, gagnant un siège en silence, conscient de la solennité du moment. Le pouvoir peut souffler, il a au moins gagné ce répit. Reprise de contact glaciale ; difficile de recoller les morceaux.

Pour cette séance décisive, June a été "mise en réserve" et Sacha est "en embuscade". On attend. D’après les premières interventions, les opposants n’ont aucune stratégie et rien à proposer. La Révolution de palais a tourné court. On se regarde en coin, l’air de ne pas s’observer, essayant de peser les pensées des autres. Mais les visages fermés ne laissent rien paraître.

Passé le premier round d’observation, Bernard, soucieux de relancer le thème de l’action non-violente et envoyé en éclaireur, prend la parole. Sa haute stature en impose, lui permet de dominer toute la scène et son air décidé en impose. Scrutant l’assistance avec sa tête des mauvais jours, il attend que cessent les derniers chuchotis. De sa voix chaude, il déclare : « Nous voilà sans doute à la croisée des chemins mais d’abord confrontés à une urgence : celle des copains emprisonnés, leurs familles livrées à elles-mêmes, parfois sans ressources. Vous savez que June s’est déjà engagée à leurs côtés et il nous faut maintenant poursuivre son action. »

Tumulte dans les rangs. Chacun y va de sa petite proposition. Beaucoup de propositions mais on ne décide rien. C’est le moment que choisit June pour intervenir. Bernard semblait un géant à côté d’elle. Mettre les bras en V au-dessus de sa tête la grandissait un peu mais c’est sa voix qui surprenait et captait tout de suite l’attention ; une voix si douce, si pleine d’émotion qu’elle prenait aux tripes, qu’elle semblait s’adresser à chacun en particulier en une relation intime.
                                                                                                                     
Adapter les modes d’action                                                               - page 31 -

Restait à mettre ces bonnes dispositions en musique. Restait à trouver les fonds nécessaires pour aider les copains. Restait encore à financer les futures structures de production. Travail de fourmi pour aller frapper à toutes les portes amies (ou supposées), discuter, plaider, convaincre. Mettre à contribution des mécènes anonymes qui auraient fait tousser nos amis s'ils en avaient eu connaissance.

Moyen aussi de ressouder le groupe après les vives oppositions des dernières semaines, les rumeurs et les insultes.  Les passes d'armes des dernières semaines, les oppositions à visage ouvert avaient laissé beaucoup de traces qu'on s'efforçait de gommer en privilégiant nos convergences et en faisant l'éloge de nos opposants. « Avec la politique, rien d'impossible » disait Bernard en guise de  conclusion.

Bernard et Sacha, qui n’étaient pas tombés de la dernière pluie et connaissaient les hommes, se méfiaient de Jean Saltin et de ses amis. Sa gouaille communicative avait conquis plusieurs militants mais même June se méfiait de son regard fuyant quand on évoquait son qu'on lui demandait ce qu'on demande à quelqu'un avec qui on veut faire connaissance : sa famille, ses mis, son parcours, comment était-il arrivé dans le quartier... réponses évasives ; mal à l'aise, essayant de changer de sujet, se recoupant parfois en donnant des infos différentes à Bernard et à Sacha... D'ailleurs, il les évitait comme s'il se méfiait d'eux et de leur perspicacité. Bref, le plus souvent on s'ignorait ! Et ça renforçait la méfiance réciproque.  

La tension était quand même largement retombée. Pour constituer les groupes de relations et de collecte, on avait habilement réussi à mélanger des sensibilités différentes, mixant amis et opposants. Ils prospectaient dans le cercle de leurs relations, June, notre ambassadrice, se chargeant de l’international.

Géniale l’idée (un peu farfelue pour nous) de lancer une grande souscription pour recueillir des fonds bien au-delà du cercle de nos connaissances ou de sympathisants. A vrai dire, on n’y croyait pas trop mais après un départ en douceur, on fut bluffés. Succès incroyable, surtout pour des fauchés comme nous qui avaient toujours considérés avec condescendance les réalités du quotidien. On s’en accommodait.


Nouvelles prises de bec pour utiliser cette manne. Chacun avait son idée sur la question. Malgré quelques soubresauts, on parvint à un accord mi-figue mi-raisin : aides à court terme et placement des fonds restants pour des actions à long terme. Pour une fois, on pouvait avoir une vision à long terme.

Chacun y trouva son compte. Avec de l’argent, on peut toujours s'arranger. « Ce doit être ce qu’on appelle le "gagnant-gagnant" » commente Bernard.
June se lança dans l’opération sans plus attendre, rendant visite à chacun sans ménager son temps. Besoins immenses, familles désespérées : on vit de tout. Des femmes avec trois enfants et un mari en prison, qui se débattaient pour assurer le quotidien et trouver un argent improbable pour payer l’avocat. Autrement dit, gérer l’impossible. Notre présence sur le terrain rassurait. Pour compléter le système d'aides, on organisa des groupes de parole.
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Certains n'y croyait pas (dont moi-même) mais je suis bien obligé de reconnaître qu'il faut aussi que toutes ces peurs, ces angoisses accumulées sortent enfin, puissent être expulsées du corps comme une tumeur qui vous bouffe la vie. Les projets se succédèrent à un rythme rapide, la panoplie des actions n'étant bridée que par la limite des moyens. 

Dans le domaine financier qui m'intéressait beaucoup - j'avais ma petite idée derrière la tête- on créa des structures de prêts aux familles, pécules minimes mais indispensables pour certains, en accordant des prêts à intérêts progressif, à taux zéro pour les plus démunis, en organisant des achats collectifs de biens pour faire des économies d'échelle et peser sur les prix, en faisant pression sur les propriétaires pour peser sur les loyers...

June n'avait jamais été aussi populaire et il fallait en profiter pour aller plus loin, créer d'autres structures financières pour ménager le long terme. Ma petite idée derrière la tête. Voilà pourquoi on m'avait surnommé « L'écureuil ». Cette petite idée consistait à réaliser notre propre "phalanstère" tout en tirant profit des facilités offertes par le système libéral. Pas d'opposition de principe mais une volonté farouche de rester nous-mêmes sans se fondre dans le paysage libéral e impérialiste, sans devenir dépendants des structures de la société. Pas question par exemple comme beaucoup de paysans de devenir les servants de leurs fournisseurs, d'être peu à peu à leurs bottes et de perdre leur indépendance.  Pieds et poings liés par le système. Pas question non plus de tout rejeter en bloc et d'aller planter des choux dans la pierraille des Causses, de reprendre les utopies de nos devanciers. Pas question de prêcher dans le désert.

Réception molle et tiédasse de mes propos comme si beaucoup s'en fichait, ne voulant que reproduire le passé, jouer les trouble-fêtes pour se prouver qu'ils avaient raison, chahuter le pouvoir sans être vraiment dangereux, simple minorité agissante isolée des masses.
En somme, juste un peu de poil à gratter.

Pour les tirer de leur torpeur et de leurs vaines discussions, je les avais secoués, provoqués sous l'œil réprobateur de June, je leur avais asséné leurs quatre vérités, pour susciter des réactions, pour... je ne sais... leur pincer l'âme comme on fouaille la chair. Dans cet exercice, je me sentais un peu seul, j'en tirais même fierté, me disant qu'il fallait bien que quelqu'un fasse ce travail ingrat de remise en cause.
Détruire pour reconstruire avais-je lu quelque part, tourner une page sur un temps grandiose et féroce dont les faits d'armes, la mythologie mainte fois racontée, colportée par les plus anciens, nous empêchait d'avancer.

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Je vécus les jours suivants comme un lendemain de gueule de bois. Mais j'avais ouvert une brèche et je comptais bien en profiter. D'ailleurs, peu à peu, je reçus des appuis, des encouragements. On venait me voir, on me tapait sur l'épaule, « discours courageux, une claque dans la gueule »  ou « Salutaire, on en avait grand besoin. » On venait me voir en catimini, « Tu comprends... » Rester solidaire, faire corps pour être plus forts... J'étais censé comprendre.  Je ne répondais rien, faisant quelques gestes que chacun interprétait à sa façon.

D'autres, paternels, me mettaient en garde,
« Beau programme mais tu es trop cassant, trop personnel, tu n'arriveras à rien ainsi » ou « si tu continues, on va droit à la scission. » Ils n'avaient pas tort ; je leur répondais que j'assumais le risque. On ne maîtrise jamais tous les paramètres, on fait des choix, on s'y tient et on évalue en rectifiant si possible; c'est tout. 

Dans l'odeur grasse et enfumée de l'arrière-salle du bistrot de Guy Savenay, notre quartier général, pour la première réunion "d'après crise", nous étions peu nombreux. Bernard me regardait d'un air narquois,  « il faut bien un début à tout, n'est-ce pas », Sacha, me prenant l'épaule comme pour me dire son approbation, était moins engageant, « nul n'est prophète en son pays. » J'étais payé pour le savoir. Sans rien regretter.

June me boudait. Surprise par mon discours, dépitée parce que je n’avais pas daigné la mettre au courant (je n’avais pas envie de ferrailler avec elle), elle avait refusé de participer à la réunion et à la commission Perspectives et réalité, nom pompeux pour phosphorer sur les nouvelles structures. « Au fond, ce rôle te va bien » m’asséna-t-elle par dépit, mais la futée voyait juste, ce rôle m’allait bien et dussè-je perdre l’amitié de ceux qui me sont chers, ceux dont le seul regard de tendresse m’émeut, je l’assumerai.

Conscient des réticences, J’avais affûté mon propos, allant dans le sens des opposants (et ils étaient nombreux), mettant l’accent sur les principes : ne jamais pactiser, viser l'indépendance en optimisant nos moyens, il ne tenait qu’à nous que ce fût possible. C’est fou ce que flatter les hommes ouvrent de portes. Je leur dit d'abord ce qu'ils voulaient entendre : ils allaient devenir la nouvelle génération respectée pour sa détermination et son audace. Détermination de l’action et audace d’une pensée revisitée.

 J'avais les principes, restait à les mettre en musique. Pas question d'entrer dans un processus d'explication détaillée. On allait créer des associations d'entraide, de consommation et de production. C'est tout. Inutile (et dangereux) de leur farcir la tête avec le mode de création des sociétés de production et, par exemple, du choix entre la SCOP, la Société coopérative et participative et la SAPO, la société anonyme à participation ouvrière. Et encore... sans entrer dans les subtilités techniques des types de sociétés comme la SAS, la société par actions simplifiée. Sans entrer dans les arcanes des mutuelles, des coopératives ou des associations à but non lucratif pour inventorier les entités économiques à vocation sociale.
Le reste viendrait de surcroît, comme un mal nécessaire.


<<< Christian Broussas – June Perray III - Des hauts et des bas >>>
                    <<< Feyzin, 29 mai 2015 -
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