mardi 12 mai 2015

June Perray (JP 2)


June et l'ami allemand                                                                            - p 13 -
 
« A-t-on jamais construit une civilisation à partir du désir et du doute ? »
É
rik Orsenna, "Les chevaliers du subjonctif"
 
Dieu sait quelles divergences nous avions avec Rudi, moi June la petite militante besogneuse et lui avec son aura de leader. Un immense respect pour la personne aussi bien que pour le militant. Une immense compassion pour cet homme meurtri dans sa chair par un attentat inique. On fonctionnait au coup de cœur, des emballements au gré des combats qu'on avait menés. J’ai toujours été ainsi, question de courant, qui passe ou ne passe pas ; je le sens, c'est tout; immédiatement, par instinct. Avec Bernard Vélacle ou Jeau-Paul Morand par exemple, quelques regards, quelques mots et j'ai senti qu'on était fait pour s'entendre, qu'on pourrait mener bien des combats communs. Et c'est bien qui qui s'est passé.

Avec Rudi Dutschke, j'ai tout de suite été sous le charme. Les fameuses connexions cérébro-spinales je suppose. Les vibrations des neurones qui provoquent des vibrations de l’échine... Il avait le don pour vous mettre dans l'ambiance chauffer l'assistance, un naturel qui lui servait de carte de visite.
Il s'arrangeait toujours pour dire ce que nous avions envie d’entendre, il parlait comme nous avions envie de parler, avec cette présence et cette verve qui faisaient le sel de ses interventions. Un phrasé rythmé ponctué de courts temps de pause, comme s’il reprenait son souffle, cherchait ses mots, laisser planer le doute sur la suite, avant de reprendre le fil de son discours.
Rudi à Bonn en 1979
On s’était connu lors d’une conférence que Rudi donnait à la Mutualité. Une conférence sur le thème "Démocratie et terrorisme". Thème récurrent, assez bateau même, si ce n’était les positions très personnelles de Rudi, sa façon d'aborder le sujet, assez iconoclaste pour tout dire. Il arrivait auréolé de ses années de lutte contre le pouvoir allemand aussi bien que l’attentat auquel il avait par miracle échappé. Un ressuscité. On charriait le militant athée d’être un miraculé béni des dieux mais il en gardait des séquelles qui lui seront fatales quelques années plus tard. Quand on le titillait, il jouait le jeu, sachant que plus il réagirait, plus on en remettrait. Bernard était un artiste du genre, toujours prêt à lancer une vanne, à l’affût d’un bon mot, à déstabiliser par une remarque cinglante.Mais avec Rudi, ça ne marchait pas.
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C'est vrai, nous étions tous sous son charme. Son allure décontractée de jeune homme attardé cachait des convictions  chevillées au corps. Quand il prenait la parole, les mains toujours en mouvements et le regard perdu dans le lointain, il devenait différent, métamorphosé par une expression enflammée, habité par son sujet, tour à tour volubile et extatique, reniflant son auditoire pour mieux faire corps avec lui. Une bête de scène. 

« En fait, ce qui nous rapprochait, c'était nos différences. »
Selon June, ce qui les rapprochait, c’était leurs différences. Elle n'était pas à un paradoxe près et par provocation, le répétait à qui voulait l'entendre. Ce « différentiel de points de vue » aurait dit Sacha, était le produit de vie et d’expériences sans commune mesure. Quand les extrêmes ne peuvent plus se rejoindre.
June adorait partager son expérience
sur les sujets qui lui tenaient à cœur et avec  les gens qui lui plaisaient –« seul le dialogue est créatif et fructueux » disait-elle  en prenant des poses de petite fille.


Les discussions sur les fameuses "bases théoriques" l'exaspéraient et elle disait parfois, lassée d'un temps qu'elle considérait comme gaspillé, « il est grand temps de s'élever au-dessus de nos bases théoriques, camarades… » Avec Rudi, pas question de théorie, on parlait réalité, on tentait de tirer des enseignements sur le déroulement de telle ou telle action« ah, s'écriait June, les Allemands ont quand même plus les pieds sur terre que nous ! » 

De la conférence de Rudi, elle était sortie revigorée, avec un enthousiasme qu'elle voulait absolument faire partager. Accrochée à son regard langoureux, à cet accent traînant qui accentuait la dramaturgie de son discours, elle perdit plusieurs fois le fil de sa pensée et s’en voulut d’être, dans ces moments, plus sensible  à son savoir-faire qu’à ses idées. 

Ils se revirent bien sûr, puisque Rudi devait rester quelques jours à Paris, une complicité faite de discussions sans concessions et de grands rires frais qui me ramenaient loin en arrière. La complicité de ceux qui s'affrontent tout en s'apprécient. Dont nous autres, ses "vieux" camarades, on se sentait exclus.
Elle en riait, comme d’habitude.
 


En petit comité, devant une bière, assis à une table du bistrot de Guy Savenay, Rudi était quelque peu différent, calme et décontracté, plaisantant souvent avec June qu’il aimait titiller, contredire ou même parfois provoquer. Il avait ce petit sourire en coin qui précédait une répartie qu'il savourait par avance. Sur le terrorisme, sujet oh combien névralgique pour June, il prit plaisir à rappeler la grève de la faim létale d’Holger Meins en 1974 et sa réaction lors de son enterrement quand, dans un violent élan,  il leva le poing en s’écriant : « Holger, le combat continue ! » Pour elle, le combat devait d’abord s’inscrire sous le signe de la non violence et éviter ce genre d’appel à la révolte. Surtout pour soutenir un militant de la Fraction armée rouge comme Meins.
Ce qu'elle lui fit savoir sans ambages.

- Rudi, tenir un tel discours, surtout en public, est puéril et dangereux. Il faut aussi en mesurer les conséquences, surtout d'un homme public comme toi. Tu ne peux soutenir sans précaution un membre de la Fraction armée rouge même si au fond tu approuves sa décision de mettre sa vie en danger. Même au regard de ceux qui n'y croyaient pas vraiment. 

- Justement, justement,lui répliqué-t-il,  je voulais pointer la décision criminelle du pouvoir, renvoyer ces soit-disant décideurs à leur propre image. S’il faut jouer le rôle d’accusateur public pour dénoncer tous ces Tartuffes, je me dois de le faire. Sans forcément y mettre les formes parce que je ne pense pas que ces gens soient respectables.

- Justement,mon cher Rudi, nous ne sommes pas en représentation, juste pour servir de faire-valoir aux médias. Il faut toujours se garder de toute instrumentalisation. 
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Junesolut de laisser de côté cette discussion pour revenir sur les thèmes abordés par Rudi pendant son discours de la Mutualité sur les institutions politiques.

- Aujourd'hui, regardez l'Allemagne et la séparation totale entre le pouvoir et le peuple tenu en minorité, le parlement jouant les utilités. Conclusion : le système parlementaire actuel est inutile et en plus il nous coûte cher, le prix de la démocratie paraît-il. Qui se sent vraiment représenté dans ce parlement, quels représentants expriment les intérêts de la population, ses véritables intérêts. C'est pourquoi je préconise ce que j'appelle une République des conseils.

- Ola, de quoi parles-tu ! "La république des conseils" maintenant… Tu y crois vraiment mon cher Rudi, ou prends-tu tes désirs pour la réalité. Tu sais bien, la réalité, quand on la néglige, elle te revient dans la figure comme un boomerang. Souviens-toi, souviens-toi donc, tous les tentatives de République des conseils ont échoué. Tous autant que nous sommes, n'oublions pas les leçons de l'Histoire ! 

- Précision ma chère June. Dans une interview donnée à l'hebdomadaire Der Spiegel, j’ai repris ces mots :  « Holger, le combat continue ! » Et j’ajoutais : « Cela signifie pour moi que la lutte des exploités et des humiliés pour leur libération sociale constitue la base unique de notre action politique … »
 - Oui je sais, s'exclama June en lui coupant la parole : « La lutte des classes est un processus d'apprentissage. » J’ai bien écouté ton discours et retenu la leçon. Mais ça ne veut pas dire que j’acquiesce à tout.

- J’ai toujours considéré que nous étions un rempart contre le terrorisme. Sans nous, sans notre action de militants, les choses auraient été pire : nous sommes la seule alternative crédible et les forces réactionnaires devraient au moins le reconnaître à défaut de nous en savoir gré ! A force de faire de la surenchère, de jouer avec le feu, c'est toute le société qui paiera les pots cassés !

- Oh, J’ai encore en mémoire cette belle phrase pleine de bon sens, de ton interview à Die Zeit : "La terreur individuelle conduit au despotisme et non au socialisme." Mais je ne sais quel journaliste t’a aussi accusé de prôner "la guerre dans les métropoles impérialistes." 

 - Oui, je vois bien à qui tu fais allusion : un journaliste du Stuttgarter Zeitung… Bah, dit Rudi d’une voix plus sourde, ceux qui n'ont rien à dire donnent volontiers dans la provoc... plus le mensonge est gros et au mieux il est susceptible de plaire.C'est comme ça. 

- Si vous vous serviez moins des journalistes, ils se serviraient moins de vous. On finit par ne plus savoir qui manipulent qui et par ne plus croire personne. 

Le singulier du pluriel                                                                           - page 16 -

« Tâche de toujours voir ce qu'il y a de meilleur chez les autres. »
Scott Fitzgerald


Cette impression d'être toujours coincés entre deux systèmes... A  notre époque, entre deux cynismes, l’argent-Dieu ou l’homme-Dieu, substituts des divinités séculaires, aussi pernicieux que les monothéismes d’antan. Des systèmes si complexes, si encastrés, organisés en réseaux mouvants qui se déploient et se redéploient au gré des circonstances. De quoi s'y perdre comme si en réalité, c'était l'objectif caché ! Tours de passe-passe des maîtres de bonneteau social.

Un système basé sur un cynisme assumé qui cache les véritables motivations. Comment mettre en lumière ces mécanismes, comment expliquer ces mécanismes à la population ? C'était l'objet de leur discussion, thème sur lequel ils se rejoignaient en cherchant  d'autres modalités d'action.  C'est contre ce processus dont nous avions tous conscience qu'on se battait, June avec toute sa naïveté, Rudi avec toute sa lucidité. On ne peut pas toujours faire semblant et se raconter des histoires. Et puis on espère toujours un tant soi peu, petite lueur d'un miracle qui ne dit pas son nom.

- Deux dimensions pour un homme unidimensionnel à la Marcuse, commentait Jean-Paul. Je dirais qu’on est plutôt dans la société du consensuel. Une bonne couche de pommade où comme on dit, "tout le monde il est bon, tout le monde il est gentil", manière de tourner en rond sans jamais se mettre quiconque à dos. Regardez nos amuseurs publics qui reçoivent des types géniaux qui peignent comme Picasso, chantent comme des divas, écrivent comme le père Hugo, pensent comme des dieux.

Du pain et des jeux... et du rêve, le bon peuple repu s'amuse comme le roi hugolien et nous, l'avant-garde du prolétariat, on peut toujours discourir et rameuter  les masses... Le rêve, les gars, y'a que ça pour oublier sa condition et les difficultés du quotidien, les ardoises qui s'allongent... pourrait -on leur en vouloir de se faufiler dans des vies de rêve, d'oublier en s'oubliant.

Il savait bien ce qu'on disait dans les moments difficiles, les temps de doute où l'horizon nous semblait si lointain, espèce de mirage dans le désert politique où on avançait sans boussole. Un refuge où au moins où était entre nous.
June ne veut pas l’admettre mais on n’est jamais pour le pouvoir qu’un alibi, du poil à gratter qui parfois démange un peu trop les puissants. Si on n'existait pas, il faudrait nous inventer !

Si
June était une réactive, directe et sans fard, je me flattais de savoir prendre du recul  dans les situations difficiles, mais Bernard, qui est un tendre perspicace sous ses airs de vrai dur et ses pectoraux deux fois plus gros que les miens, adorait ironiser sur ce prétendu recul qui me permettait (paraît-il) de jouer au type détaché qui sait faire la part des choses. 


Josiane prenait toujours la défense de son grand costaud de Bernard mais en privé ne lui passait rien, s'arrangeant chaque fois pour avoir le dernier mot. On se chipotait comme chat et chien tous les deux, sous l'œil indifférent de Bernard qui ne voulait surtout pas s'en mêler. Elle cherchait à m'opposer les arguments les plus tordus et j'adorais les lui renvoyer quand elle s'y attendait le moins.
Une joute entre nous. 

« Ah ces deux-là » s'exclamait June, plus amusée qu'excédée par notre jeu. June était plus pudique, plus "diplomate" que Josiane, jamais en public, gardant ses griefs pour l’atmosphère plus feutrée du bistrot de Guy.
Mais au-delà de leurs différences de tempérament, June et Josiane formaient une sacrée paire à cette époque !
 


June tournait en rond dans l’appartement depuis le matin, insatisfaite, en rogne contre elle-même et contre l'impossible choix entre la nécessaire révolte contre les inégalités et leurs cortèges de violence, dont se satisfaisait l’ordre établi, et un humanisme qui la poussait vers la non-violence. Elle se sentait désarmée, comme beaucoup de ses amis, face à ce dilemme sur l'impossible conciliation entre efficacité et humanisme.

Les discussions avec Rudi avaient relancé ce débat intérieur depuis son départ… et gâté son caractère. Elle, pourtant si gaie d’ordinaire, avait des sautes d'humeur subites ou restait de longs moments absente, perdue dans ses pensées.

Ce qui ne lui ressemblait pas du tout.

J'en avais parlé à Josiane qui elle aussi était inquiète pour son amie, ne l'ayant jamais vue dans cet état. La visite de Rudi avait remis à l'ordre du jour nos vaines querelles sur ce genre de problème. Toutes les discussions n'y changeront rien : on ne peut qu'agir (sans a priori) en fonction des circonstances. Si le pouvoir agit avec violence, la réaction ne peut être que violente.
Autrement dit, pour définir des règles, il faut être deux.
 


- Voilà, Rudi est parti et j’ai l’impression qu’on s'est dit si peu
de choses. Quel homme, n'est-ce pas ? Il est si désarmant, si multiple et il a déjà tellement vécu, déjà joué un rôle moteur dans le mouvement . Je n’ai même pas osé aborder les circonstances de cet attentat qui l’a tant diminué. Ça ne se voit pas mais j’ai bien perçu ces moments de fatigue où il éprouvait du mal à reprendre son souffle, ces moments d’accablement qu’il avait dû apprendre à cacher à ses proches.

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Je minimisais ses propos pour la rassurer. 
- Moi, tout compte fait, je l'ai trouvé plutôt en forme, ouvert, posant souvent des questions, se renseignant, friand de savoir comment on fonctionnait, ce qu'on pouvait lui apporter alors qu'il aurait pu jouer à la diva. Ceci dit, ce serait plutôt le contraire, nous qui aurions beaucoup à apprendre de leurs techniques d'organisation.

- Te rends-tu compte, il s’est obligé à pardonner à son agresseur, comme un curé qui donne l’absolution, lui qui rejette toute superstition. Respect. Respect pour ce pouvoir qu'il a sur lui-même, qui lui permet de dépasser ses pulsions. S’il a écrit à Bachmann, son meurtrier, un type en fait sans grand intérêt, falot et manipulé, c’est qu’il rêvait de l'aider à renier son passé, qu'il vienne le rejoindre et adhère à ses idées. Retourner cette vilenie en acte positif, quelle victoire pour lui... et quelle leçon pour moi ! Un rêve avorté par le suicide de Bachmann en 1970. Il m’écrivit à ce sujet, reprenant l’un de ses articles, que « la lutte pour la libération vient juste de commencer ; malheureusement, Bachmann ne pourra plus y participer. » Et ce fut pour lui un crève-cœur.

- Tu ne vas pas me dresser son panégyrique maintenant qu’il est parti ! Avec toi, loin du cœur, c’est toujours mieux, tu reconstruis ma chère, tu reconstruis...

Elle me lança un coup d’œil meurtrier et s'apprêtait sans doute à me répondre vertement quand je la devançai.

- Façon de la jouer à la Camus, d'être lavée de tout péché, d'absoudre ces "justes" qui préfèrent remettre l'attentat contre le Grand-duc, plutôt que de risquer d'occire des enfants.  Grand cœur et petite révolution ! J'en ai l'âme qui en palpite encore.

Mon intervention eut l’effet d’une gifle. Je pris une volée de bois vert  (que j’avais bien cherchée) mais elle se reprit bien vite, subodorant mes manigances.

- Vois-tu, je fais très bien la part des choses. Et puis, n’était-ce pas un homme plein de contradictions, plutôt violent quand on s’en prend à ses amis, plutôt non violent dans son analyse sociétale. Réactionnel mais qui sait aussi dominer ses sentiments. Témoin son engagement dans le tribunal Bertrand Russell pour condamner les crimes perpétrés pendant la guerre du Vietnam. Pendant sa convalescence, je lui ai écrit pour l’assurer de mon soutien, il m’a répondu et s’est alors engagée une longue correspondance entre nous. J’ai suivi pas à pas ses progrès, guettant chaque difficulté, chaque avancée. A force de volonté, il a recouvré peu à peu l’usage de la parole et de la mémoire. Puis cette relation épistolaire s’est espacée quand, à partir de 1969, il a séjourné en Suisse puis est parti poursuivre des études en Angleterre. Il a été un éternel étudiant, toujours curieux, avide de savoir et de comprendre.
C’est son enthousiasme qui l’a sauvé.


- Au-delà de ta compassion, c'est bien le paradoxe qui le définit. On peut trouver dans ses faits et gestes le bon et le mauvais, l'éclat et la noirceur, l'exemplaire et le condamnable. Tout compte fait, rien de bien original m'objecteras-tu. Mais examine son action avec les groupes anti-nucléaires, quand il a réussi à reporter le projet de centrale à Braisach puis à faire capoter celle de Wyhl am Kaiserstuhl, du côté de Fribourg-en-Brisgau, et ce par une décision de justice. N'est-ce pas le fin du fin pour un autonome comme lui, de se servir des institutions pour en contester la légitimité ?
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- C'est facile pour toi de parler ainsi a posteriori ! En tout cas, je peux t'affirmer qu'il n'avait rien prémédité. La situation était alors si complexe, sa marge d'initiative si étroite qu'il se débrouillait comme il pouvait. Je le tiens de sa femme Gretchen Klotz que j'ai visitée après la mort de Rudi et qui a beaucoup contribué à son rétablissement après le terrible attentat qui avait failli lui être fatal. Elle n'était pas étrangère à cette sérénité, ce détachement qu'il affichait alors avec un recul de survivant.

- Et par là même, il légitimait ces mêmes institutions par le seul fait qu'elles ont toute latitude pour contester elles-mêmes le pouvoir dont elles sont l'émanation !

- Justement, Rudi t'aurait sans doute rétorqué qu'une victoire est toujours bonne à prendre et qu'on ne sait jamais quel impact elle peut avoir...  

- Nous y voilà... jongler entre objectif et moyens. Beau débat, tellement récurrent qu'il en devient risible; sans solution bien sûr mais qui dévoile si bien  nos tâtonnements.
Nous verrons bien demain comment tournera la manifestation.  

Une manif comme une autre                                                                - page 19 -

« Nous sommes tous obligés, pour rendre la réalité supportable, d'entretenir en nous quelques petites folies. »
Marcel Proust,
À l'ombre des jeunes filles en fleurs

Rituel de la manif. Les grenages lacrymogènes volaient en escadrilles, assombrissant la scène de leur épaisse fumée qui prenait à la gorge et vous coupait le souffle. Toute petite entre Jean-Paul Morand et Bernard, June se protégeait tant bien que mal le visage avec un linge humide. Depuis un bon moment, le défilé était traversé par des groupes et bousculé par les charges rageuses des CRS. La belle colonne du début défilant fièrement le long de la grande avenue s’effilochait, se tronçonnait, certains fuyaient par les rues adjacentes pour éviter un affrontement brutal. Le service d’ordre était à la dérive. Le défilé en rangs d’oignon, bien sage, clamant avec conviction des slogans mille fois répétés s’était délité, sous les coups de boutoir des flics qui barraient obstinément l’avenue.

Manœuvre classique. Au lieu du combat frontal qu’ils voulaient nous imposer, on finit par s'égayer dans le paysage urbain, par petit groupes pour fractionner les heurts, en espérant par un mouvement tournant, les prendre à revers. Ils n’ont pas aimé. Bernard, qui avec d’autres, avaient rapporté ces nouvelles méthodes d’Allemagne, parlait de technique d’enveloppement. Dans ce domaine, les Allemands avaient une bonne longueur d’avance.

Ils se rapprochaient du point névralgique quand soudain, Bernard décrocha, nous entraînant sous un porche pour pouvoir reprendre souffle. Une grenade roula sur le trottoir devant nous, tournoya en fusant, dégageant un brouillard épais et grisâtre qui nous isola jusqu’à ce que les dernières volutes à l’odeur acre se dissipent. On toussa, on se tamponna des yeux rougis par un air saturé.

- Le frontal, c’est seulement pour fixer le maximum de flics, expliquait Bernard. Les autres ont pris le large par petits groupes pour les contourner et les prendre à revers. Quand le barrage de flics devant nous sera assez allégé, on pourra peut-être reprendre notre avance. Sinon, on décroche à notre tour pour créer autant de points de fixation que possible. Fractionner est la seule tactique possible ici.

- De toute façon, on connaît bien mieux le quartier que les flics ; on possède un avantage tactique alors autant s’en servir. 

June ne disait rien, dépassée par les événements. Pour elle, une manif était comme de la pub, un spot pour médias en mal d’événements, drapeaux, slogans et beaux discours, on plie tout jusqu’à la prochaine fois. Comme s’il existait des règles. 
Ainsi, selon Jean-Paul, il fallait les user, faire monter la pression, décrocher, ouvrir de nouveaux fronts dans les rues en amont, envoyer une seconde vague sur le front principal, décrocher...
 


Après ces quelques instants de répit,ils reprirent place dans le cortège qui s'était reformé, pour faire nombre, envoyer le message « on ne désarme pas, on tiendra le temps qu'il faudra. » La première ligne ondulait au gré des échanges, lançant dans les boucliers des flics les vains objets qui sortaient des poches ou récupérés sur la voie publique, qu'ils se passaient de main en main et qui rebondissaient avec des bruits mats sur le métal. Il y avait là à profusion toutes sortes de munitions déposées par les vagues précédentes qui s’étaient peu à peu repliées. De quoi tenir encore une bonne demi-heure et même un peu plus. A ce rythme là, ils allaient quand même assez vite se fatiguer, même si les lanceurs se renouvelaient au rythme des nouveaux arrivants. Le plus souvent, les flics se contentaient de parer les coups, même si de temps en temps pour reprendre l’initiative, ils lançaient un rapide assaut pour rapidement se replier. 
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Quelques coups de boutoir pour mi
eux endiguer les manifestants et nous envoyer le message « vous ne passerez pas. » 

Bien plantés sur leurs jambes écartées, armés, casqués, protégés par leurs uniformes capitonnés, dispositif en quinconce, ils représentaient une espèce de "force tranquille", inattaquable, inentamable,  qui aurait dû nous en imposer, genre « j'y suis, j'y reste. » Force de frappe dissuasive indispensable à la guerre totale qu'on se livrait. Ça me rappelait, je ne sais trop pourquoi, cette phrase datant de la guerre, que mon père disait parfois en pouffant de rire : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. »

En somme, chacun jouait son rôle comme dans une scène d’action bien réglée, jusqu’à ce que June vit débouler des types casqués et armés de barres métalliques qui se jetèrent immédiatement dans la mêlée. Les choses tournaient vinaigre. Bernard et Jean-Paul entraînèrent June vers une zone moins dangereuse. Ils prirent par l’arrière une étroite venelle qui donnait dans une autre avenue, parallèle à celle qu’ils venaient de quitter, où d’autres foyers de fixation s’étaient constitués à plusieurs endroits. De petits foyers, constitués à la hâte avec tout ce que les gars avaient sous la main.

Ils rejoignirent un petit groupe qui s'était replié derrière un camion placé en travers de la chaussée. En aval, l’avenue était barrée par une rangée de pneus en feu qui dégageaient une odeur acre qui vous asphyxiait aussi sûrement que les gaz lacrymogènes. Guy Savenay, qui pour une fois, avait fermé son bistrot, les rejoignit, venant d’on ne sait où, du lacis des nombreuses ruelles qui sillonnent le quartier. Et permettent pour les habitués de s'y déplacer en toute discrétion.

- Les choses sérieuses commencent, commenta Guy. Il faut éviter le frontal et procéder par des phases harcèlement-reflux.

Ces paroles laissèrent June de marbre. Pour elle, manifester, c'était d'abord "se faire voir", exister, dire au pouvoir sa détermination, montrer sa force par le nombre, la conviction, sans recourir à la violence et en respectant la légalité. J'avais beau lui seriner qu'elle avait une vue angélique des rapports de force, elle me répliquait Gandhi, Romain Rolland... et Bernard en rajoutait.  Bernard, c'était la plume du groupe, une plume acerbe qui reflétait bien la teneur de ses colères. Ses billets d'humeur étaient célèbres et les discours n'hésitaient pas à puiser dans ses textes pour reprendre ses saillies les plus savoureuses.

Tout avait commencé par l'arrestation musclée de deux camarades, en "situation délicate" disait-on pudiquement. Des étrangers sans papiers, demandeurs d'asile politique. Vu d'où ils venaient, rien d'extraordinaire. « Trop facile »  rétorquaient les flics qui, sous prétexte de contrôles, les gardaient au chaud tant qu'ils pouvaient. June en connaissait plus d'un dans le quartier. Des transfuges d'un peu partout, traqués, proscrits, fuyant une dictature, et il n'en manquait pas sur notre planète, trouvant un peu de réconfort, havre de paix de quelques jours, quelques semaines ou quelques mois. Peu importait le temps, ils trouvaient ici une espèce de famille sur qui ils pouvaient compter.
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Dans le quartier, ces deux arrestations, après beaucoup d'autres, furent reçues comme une provocation. Pour les soutenir, première manifestation "sympa" pour une répétition générale. Sans résultats bien entendu. Sinon que de créer une certaine effervescence dans nos rangs et dans les universités. On a entretenu le mouvement naissant par des tracts, des réunions dans chaque arrondissement pour finir à la Mutualité. Les choses suivaient leur cours, la mayonnaise montait peu à peu, échauffourées  et quelques grèves d'étudiants permettaient de maintenir la pression.
 
Une manif, tout le monde s’en fout. Pour les gens, ce n'est guère plus qu'un chahut, un défouloir avec slogans et banderoles qu'ils évoquent quand ça les touche directement; quand on bloque des rues ou les transports publics. Avec en prime, quelques coups de boutoir dans les facs, au Quartier Latin, tracts, pétitions, meetings, toute la panoplie pour accompagner le mouvement et obliger le pouvoir à réagir.

- On passe aux choses sérieuses, conclut Guy en examinant de loin la situation. Les copains étaient planqués à deux pâtés de maisons d'ici avec des talkies-walkies que les allemands nous avaient passés. Excellent moyen de rester en contact et de se refiler les informations pour connaître les mouvements adverses. Avoir un coup d'avance, ça peut servir. 

Sonnerie d'un appareil planqué sous son blouson. Guy raccrocha rapidement pour ne pas de faire repérer.

- D'
après les copains allemands, il faut éviter le frontal -simplement les fixer- et passer par l'enroulement. Il faut faire vite si on veut les contourner. Je vais aller...

Guy n'eut pas le temps de terminer sa phrase que plusieurs types passèrent près de nous en courant, casqués, masqués, barre à mine en mains. Ils montaient dare-dare au contact, harnachés comme des hockeyeurs pour permettre aux autres de contourner les flics et de les obliger à dégarnir leurs arrières.
C'est l'instant que choisit June pour faire une crise de tétanie, sans doute due à tous les gaz qu'elle avait respirés.
Pour nous, fin de la manif.

<<<< • • Christian Broussas • June Perray  2 • °° © CJB  °° • • 20/04/2015 >>>>

Complément
Nous étions quelque peu-toute proportion gardée- nous les sans-grades de la poursuite du Graal, comme ces logiciens, poètes malgré eux élevant des élégies au culte de la Raison, recherchant avec une constance sans égal le fond secret arraché aux choses  et l'impossible vérité arrachée au cœur des hommes. Toujours à l'écoute du sens profond de la vie, véritable substance du monde diluée dans les arcanes de l'immatériel.

Oh, nous n'en n'étions pas conscients -ou si peu- plongés dans les alibis du quotidien qui rassurent comme s'il eût fallu que nous fussions ainsi, engagés et aveugles, tout de compassion et prêts à la lutte sans merci, pleins de contradictions et prêts à dépasser nos propres faiblesses. Après tout, dans cette lutte toujours renouvelée, jaillirait peut-être un jour ce « je-ne-sais-quoi et ce presque-rien » cher à Vladimir Jankélévitch, qui permettent de déchiffrer, derrière son visage impassible giflé par les ruades du vent et baigné du soleil violent qui aveugle, quelques signes de l'énigme du sphinx.

Ce qui nous intriguait surtout : le prodigieux chaos du monde se déclinant en bruits assourdissants des armes, ce « silence déraisonnable du monde » dont parle Albert Camus, dont seul peut-être l'oracle de Delphes eût pu faire signe, indiquer les traces invisibles de l'état du monde. Il en était ainsi depuis si longtemps -mais que comptaient finalement les années- et nous en étions là, rejetant thuriféraires et contempteurs, donneurs de leçons et magiciens de la parole, refusant de trancher entre le possible et le réel.

Que valait alors l'expérience acquise pour comprendre les choses, appréhender les données accumulées pour tenter de donner un semblant de cohérence au tumultueux fracas du monde ? Tout au plus, apprendre ce que comprendre signifie réellement.  
   

 

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